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(Note de lecture) Jean-Claude Silbermann, Passerelle d'oiseaux, par Christian Bernard

Par Florence Trocmé

1. Caen, 3. " Moi, je chie des éléphants ;/je chie des yeux ;/je chie des baisers ;/je chie des tessons de bouteille ", in 4. " La lune/est un diamant/pour le vitrier ", 5. " Dans le train de Nice à Paris/mon squelette s'est assis à côté de moi/[...]/je suis un diabolo-menthe ", 6. " Le soleil se ruine sur tes reins/la fleur se caille comme un oiseau/Le train déchire son cahier de cris ", 7. " Des précautions à prendre ",
(Note de lecture) Jean-Claude Silbermann, Passerelle d'oiseaux, par Christian BernardIl n'y a pas un secteur de l'activité poétique contemporaine qui bénéficie d'autant de dédain et d'ignorance que celui qui persiste à s'inscrire peu ou prou dans l'horizon du surréalisme. C'est dire la capacité d'indifférence au succès qui caractérise celles et ceux qui continuent de s'en revendiquer. Les lecteurs du futur (deux notions apparemment sans grand avenir), qui auront échangé ces préjugés pour d'autres, s'étonneront peut-être d'une telle délectation dans le mépris, d'une telle complaisance dans l'incompréhension. Il faut reconnaître qu'au regard des ambitions émancipatrices portées par le surréalisme, l'activité poétique contemporaine semble avoir dès longtemps réduit la voilure.
Aussi convient-il d'attirer l'attention sur la publication par Le Grand Tamanoir des " poésies presque complètes (1959-2020) " de Jean-Claude Silbermann, sous le titre Passerelle d'oiseaux (1). Dernier survivant du groupe surréaliste aux activités duquel il a pris part de 1956 à 1969, l'auteur n'est pas de ceux qui en agitent le drapeau à tout bout de champ. Sa discrétion est à l'aune de sa fidélité aux idées et aux valeurs de sa jeunesse. On ne sera pas surpris d'en retrouver l'évidence dans ce recueil.
Commençons par le titre : comment l'entendre ? J'ai d'abord pensé à une contrepèterie qui aurait esquissé une figure du poète en " passereau d'oiselles ". J'ai ensuite imaginé une passerelle destinée aux oiseaux et ce livre comme une passerelle pour ses poèmes (2) J'ai enfin pris le parti d'y voir une passerelle " faite en oiseaux ", une passerelle autoportante en quelque sorte, une sorte de tapis volant ornithomobile. Il y a d'ailleurs beaucoup d'oiseaux dans le livre. Retenons que ce titre évoque le vivant et l'aérien, deux qualités qui pourraient caractériser les textes qu'il noue de sa faveur.
Relevons ensuite qu'il s'agit-là d'une " anthologie personnelle " : la sélection proposée est en effet celle de l'auteur qui a ainsi confectionné un livre d'apparence disparate et d'une assez sensible variété de tons. Notons aussi que la subtile notion de " presque ", dans " poésies presque complètes ", trouve l'occasion de déployer sa délicieuse incertitude. Sauf à pouvoir se lancer dans une enquête comparative, le lecteur gagnera à croire qu'il a entre les mains le meilleur de l'œuvre poétique de Silbermann, du moins ce que Silbermann tient aujourd'hui pour digne d'être assemblé comme on le dit des cépages qui font les bons champagnes.
Disparité des textes dont l'écriture s'étale sur plus de 60 ans, du Puits de l'ermite (1959) à Quand, inédit de 2020. Poèmes en vers, en prose, proses poétiques, récits, relevés d'" écoutes nocturnes " ( La ronde de nuit, 1999 ou Il y a des jours mais il n'y a qu'une seule nuit, 2018)), " traductions libres " ( L'Autre langue, 2013), exercices lexicographiques ( Un lacet pour la voie lactée, 1985), ping-pong anaphorique ( Quand), essai d'herméneutique hermétique ( Traité de numérologie, 1995), réflexions intercalaires sur l'expérience surréaliste et la pratique de l'automatisme (p. 171-173, 179, 190), autant de formes et de méthodes mises en œuvre dans une joyeuse confusion des genres et des registres, du saugrenu scato-désinvolte (3) au koan sidérant (4) en passant par la parodie autobiographique (5) ou le poème indicatif alyrique (6) Le lecteur de Passerelle d'oiseaux rebondira d'un possible à l'autre de cet ouvrage qui pourrait se décrire comme le livre de bord d'un esprit libre qui, comme l'écrivait Philippe Audoin, " se dispens[e] de formuler un quelconque : Qui suis-je ? pour se demander simplement : Comment diable est-ce que ça marche, là-dedans ? et se [met] en posture, sinon de le savoir, du moins de savoir en faire autant(7)... ".
Lire ce livre suppose donc de renoncer à en attendre autre chose que des comptes rendus d'expérience qui se gardent de tout protocole ou procédé qui leur donneraient l'autorité d'investigations scientifiques. La méthode, ici, ne redoute pas l'intuition poétique. L'allégresse avec laquelle il accueille le " ça parle " fait parfois voisiner Silbermann avec Benjamin Péret ou Joyce Mansour, parmi d'autres poètes de " l'écoute débridée ". Leurs investigations courent le risque de la déconvenue, jamais celui de la surprise. L'une et l'autre se croisent sans ambages sur cette passerelle de volatiles.
Christian Bernard, 6 février 2022.

Le Grand Tamanoir, 2021.
2. Jérôme Duwa, le pré et postfacier, va dans ce sens, p. 6.
Jardin des délices (1985), p. 49.
Un lacet pour la voie lactée (1985), p. 57 ou : " La poussière/est un miroir/pour l'oubli ", ibid., p. 57.
La Pantoufle moderne, p. 46. Voir aussi Le Mariolle, p. 155-160.
Chemin creux, p. 24.
in Collectif, Silbermann. L'Objet du délit, Limoges, Sixtus, 1991.
Jean-Claude Silbermann, Passerelle d'oiseaux, Le Grand Tamanoir, 214 pages, 14,5 x 21 cm, 12 illustrations.
Tirage courant : 200 exemplaires, 20 €.
Tirage de tête : 30 exemplaires numérotés de 1 à 30, accompagnés d'une reproduction numérique du dessin de la marqueterie et signé par Jean-Claude Silbermann, 50 €.
Tirage de luxe : 15 coffret 21×29,7 cm, numérotés de I à XV, entièrement réalisés à la main par Isabelle Clairandin, avec le livre et une marqueterie en bois réalisée par Yves Josnin (entreprise du patrimoine vivant) d'après un dessin de Jean-Claude Silbermann, 15×21 cm, ainsi qu'un des dessins originaux reproduits dans le livre et signé par Jean-Claude Silbermann. 400 €
Sur le site de l'éditeur


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