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(Notes sur la création) Marc Escola, Le Misanthrope corrigé – Critique et création

Par Florence Trocmé


Marc Escola  le misanthrope corrigé(...) L’affabulation de notre Misanthrope corrigé ne vise pas à offrir (sérieusement) une nouvelle pièce au répertoire, ni même à allonger la liste des continuations des comédies de Molière, mais à indiquer l’une des voies envisageables pour une critique authentiquement créatrice au sein de laquelle le commentaire et l’analyse d’un texte se confondraient avec l’élaboration raisonnée d’une variante, soit : d’une version acceptable en regard des contraintes de la fable originelle et du genre privilégié. Une approche des œuvres en quête de textes possibles et une analyse ordonnée à la production de variantes viennent mettre à l’épreuve cette vérité constante qu’on ne comprend jamais mieux la beauté d’un texte qu’en l’imaginant autrement. – L’intelligence d’un choix s’apprécie à l’aune des options écartées, dans tout l’éventail des choix possibles. L’exercice a par là encore des vertus pédagogiques : les étudiants se trouvent ainsi appelés à acquérir « de l’intérieur » ; si l’on peut dire, l’intelligence des grandes lois de la création. (...)
Corriger Le Misanthrope aura ainsi consisté à confronter un texte bien réel à ce qu’il aurait pu être, tout autant qu’à ce qu’il est devenu dans les différentes interprétations qui en ont été données, soit : à donner priorité au possible sur le réel en abdiquant par méthode la croyance en la nécessité du texte qui fonde les pratiques du commentaire – de l’exercice académique d’ « explication de texte » aux discours critiques les plus savants ou aux interprétations les plus raffinées. (...)
Le moment est peut-être venu d’envisager les textes littéraires comme des objets non pas pleinement nécessaires, mais absolument contingents. (...) S’il y a aujourd’hui « crise de légitimité » des études littéraires, et désaffection à l’égard de ce qui s’est longtemps appelé la « critique littéraire » (...), c’est que dans la culture et la société contemporaines, les textes littéraires ne sont plus nécessaires. Le constat est sans surprise, et sans appel : la plupart des fonctions dévolues des siècles durant à la littérature ont été dès longtemps accaparée par d’autres formations discursives. Depuis que « les héros ont filé dans les images », selon l’énergique formule de Denis Guénoun (a), ce sont désormais les personnages des séries TV (plutôt que des films de cinéma) qui viennent combler notre besoin d’identification et d’immersion fictionnelle (...) et les savoirs, pourtant assez diversifiés, à l’œuvre dans l’immense trésor des textes littéraires (...) se sont trouvés semblablement détrônés par l’essor des sciences humaines tout au long du siècle dernier. (...)

Parce que les textes littéraires ne répondent plus à un besoin
(le premier adolescent venu vous en convaincra aisément), on ne saurait plus les « expliquer » comme nécessaires (le même adolescent se montrera logiquement réfractaire à « l’explication de texte » traditionnelle). L’idée que la littérature recèle les réponses les plus riches aux grandes énigmes de l’existence ne fait plus consensus, pas même au sein du milieu éducatif. Qu’il y ait encore quelques lecteurs pour le penser et le dire ne change rien à l’affaire.
Que ferons-nous désormais de tous ces chefs-d’œuvre légués par la tradition si nous ne croyons plus que chacun d’eux recèle une vérité intangible sur l’homme qui nous resterait inaccessible autrement ? Si l’interprétation des œuvres, le commentaire infini des grands textes ne peut plus nous apparaître que comme un usage parmi d’autres (...), la tâche de notre époque tient dans l’invention de nouveaux modes d’appropriation des œuvres. Et parmi toutes les façons de libérer l’usage des textes, la plus efficiente consiste sans doute à les regarder comme essentiellement contingents. Aucun état du texte, fût-il le dernier, n’est vraiment intangible : si chacune des œuvres que nous lisons nous laissait pleinement comblés, aurions-nous seulement envie de la relire, de la mettre en scène, de la commenter, de l’enseigner, de la partager ? Les usages de l’œuvre qui restent à inventer doivent faire droit à cette souveraine « loi de l’insatisfaction lectorale » théorisée par Sophie Rabau : « aucun texte ne correspond jamais à l’idée qu’on s’en fait » (b).
Une fois posé en principe l’idée que le texte réel n’est qu’un possible parmi d’autres, on a cherché ici à instaurer un mode d’analyse et un style singulier de description qui consiste à rapporter le texte réel à l’horizon des textes possibles logiquement déduits de la grammaire dans laquelle l’œuvre s’est élaborée. L’œuvre se trouve ainsi évaluée à l’aune de ce qu’elle aurait pu être, non pas absolument mais compte tenu de l’éventail des choix entre lesquels l’auteur a arbitré ; et cette exigence suffit à distinguer l’exercice d’une libre récriture : en chaque lieu du texte, on confronte ce que l’auteur a fait à ce qu’il aurait pu faire, compte tenu des règles qu’il s’est données librement ou non (...), [selon] une sorte de lecture au futur [promouvant] de nouvelles formes de la récriture, de l’élucidation et de la réinvention. Mérite ainsi d’être envisagée comme un « texte possible » toute variante conçue comme une proposition de modification des données de l’univers textuel – de là qu’on puisse isoler des textes possibles dans tel ou tel commentaire (s’agissant du Misanthrope, on n’en a pas manqué, à compter de la lecture proposée par Rousseau) comme dans les récritures et les continuations (les innombrables « sixièmes actes » auxquels la pièce a pu donner lieu [aux XIX-XXe siècles]) ou la bouche des personnages de fiction (Alceste et Philinte les premiers).
Corriger Le Misanthrope aura finalement consisté à imaginer une autre version de la pièce qui nous dise encore quelque chose de la version originale : ainsi comprises, toutes les variantes s’écrivent dans la conviction qu’il y a dans tout texte de quoi en faire un autre qui vaut par hypothèse tout autant sinon mieux, ou qui peut, à défaut, nous donner de nouvelles raisons d’aimer le premier. Réitérons donc avec sérénité la conviction affichée à l’ouverture de ce livre : il n’y a pas de plus belle façon de réviser ses classiques que de leur imaginer des variantes.
Choix de Jean-Nicolas Clamanges

(a) D. Guénoun, Le Théâtre est-il nécessaire ?, Belval, Circé, 1997, p. 153.
(b) S. Rabau, L’Art d’assaisonner les textes. Théorie et pratique de l’interpolation. Toulouse, Anacharsis, 2020, p. 63.
Marc Escola, Le Misanthrope corrigé – Critique et création, Hermann, coll. « Fictions Pensantes », 2021, p. 177-181 (ses italiques). L’auteur enseigne la littérature à l’université de Lausanne, il est co-fondateur du site « Fabula ».


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