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(Note de lecture) Marie Joqueviel, Le corps des disparus / Le corps des vivants, par Marc Wetzel

Par Florence Trocmé


Marie Joquevieil  le corps des disparus le corps des vivantsLes philosophes, on le sait, ont souvent distingué le corps objectif (l'individu de chair et d'os dont est constitué chacun, l'organisme réel qui fait sa condition de présence) du corps vécu ou corps propre (ce que je sens être en première personne, ou le moyen général d'existence que je suis : l'être depuis lequel je suis présent au monde et dans lequel je suis rencontré par autrui), ce qui permet de saisir qu'un corps de disparu est un corps que quelqu'un a vécu, mais que personne ne vit plus : c'est la dépouille, quittée sans retour, d'une destinée consciente. Un corps de disparu est donc un corps dans lequel quelqu'un s'est apparu à lui-même, et (si on l'a connu) nous est apparu. Ce qui reste d'un corps objectif (cendres ou poussière) est clair, mais ce qui reste d'un corps propre est-il pareillement nul ? C'est comme son corps d'enfant qu'un adulte garde en lui : il s'est fondu dans sa propre maturation, mais sans se dissoudre. De même, un corps de disparu est comme une personnalité fossile, qui a fondu dans ses actes, œuvres et expressions, mais n'a pu se dissoudre dans ce qu'en ont assimilé les vies de rencontre. L'homme est mortel, mais l'humanité qui fut partagée ne fait, à la mort, que commencer : les corps de disparus, sont, même morts centenaires, comme des enfants partis mûrir ailleurs, et cet ailleurs est en nous. Notre poète formule cette mystérieuse levée posthume du corps défunt, ingénue comme une apparition, qui tâtonne comme un enfant (qui ne sait pas encore bien marcher dans l'âme d'autrui) et s'étire comme un dormeur (qui expulse comme voluptueusement de lui sa propre inertie).
Les disparus, ce sont donc des absents qui ont eu un corps, et c'est à ce titre, montre notre poète, qu'ils ont l'absence utile : les anges, à l'inverse, ont une absence dont on ne fait rien. De même que le peintre, selon Valéry et Merleau-Ponty, « apporte son corps » et le « prête au monde » pour « pouvoir changer le monde en peinture », on ne voit pas comment un pur esprit pourrait hanter quelqu'un d'autre : c'est en prêtant son corps à la mémoire d'autrui que le disparu change cette mémoire en expérience, en présence ouverte, en rencontre d'être. Un humain ne revient à l'esprit qu'il est pour nous que dans le corps qu'il a en nous.
C'est de même parce que les vivants ont un corps qu'ils peuvent avoir la présence juste. La vie humaine sans corps, c'est une simple rumeur, une réputation, un nom propre dans un dictionnaire. « On », c'est nous sans les corps ! Et ce sont là des présences sans situation décisive, sans possible contrôle de pertinence. Le corps même d'un chamane est la base de lancement de son vagabondage spirituel : sans l'adresse d'un corps, sans une domiciliation en un fragment local de matière, d'où partirait-il rejoindre quelque chose d'encore vivant, et de substance négociable ? Même dans la vie, on ne se réveille, on ne sort du sommeil que par son cerveau et dans un corps : c'est faute d'un corps à nouveau accessible qu'un comateux le reste. C'est pourquoi cette superbe méditation sur les corps de départ et d'arrivée de l'amour vivant touche si juste, et profondément.
Marie Joqueviel est une poète lente, grave et intègre, qui a tout oublié, en traversant ces régions de nous-mêmes où la parole est rare, de ses fonctions (et compétences) universitaires : elle ne se commente jamais. Elle attend des mois, des années peut-être, que ce qui « tient » vraiment mérite de se détacher d'elle. Cette poésie est franche comme le désir (l'avenir du cœur est son seul guide, émouvant et ému), et durable comme la gratitude (la gratitude se sent redevable du bien qui nous traverse, et ce bien peut être posthume). Une traduction anglaise (de Michael Bishop), jointe au recueil, nous permet ici d'écarter du texte ce qui ne tiendrait en lui qu'au sortilège du français, et d'éviter - grâce à ce que le traducteur aura vu pour nous - les sorties de route de première lecture d'un texte tendu, dense, étonnamment sobre et merveilleusement cohérent. 
Marc Wetzel
Marie Joqueviel, Le corps des disparus Le corps des vivants, original et traduction de Michael Bishop, Éditions VVV Editions (Canada), 2021
  
EXTRAITS :
"tu ne diras pas
ce qui t'habite

tu te tais   préférant
parler aux fantômes
au peuple du murmure
que ton corps abrite
 - ces morts en toi vivants qui te parlent
que parfois
tu voudrais
prendre dans tes bras  
mais comment
faire   puisqu'ils sont dedans   et tes mains
dehors -
"
*
"on reçoit l'absence comme
un poids avant
qu'elle ne nous apprenne
la joie
de se savoir
   peuplé de fantômes
"
  
*
 
   " et c'est -
une enfance à chaque mot rejouée
celle où se lèvent les corps des disparus
pour la première fois depuis leur mort
quelque chose de difficile et de lent
qui ne sait ni où ni quand ni pourquoi
 - mais
   qui se lève
finit par le faire en s'appuyant sur ses avant-bras
   et marche
jusqu'à retrouver le rythme d'avant
celui qui respirait dans l'ignorance du souffle
l'enfance d'un corps où les mots ne pesaient pas plus que nos jambes
   les bras nous précédaient
 - et les désirs ne portaient pas encore de nom
"  
*
       
 " ... devenir le monde
- une fois au moins   avant de mourir"


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