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(Anthologie permanente), Michel Deguy, La Commaison

Par Florence Trocmé


Michel Deguy  la commaisonMichel Deguy vient de disparaître ce 16 février 2022.
Poezibao composera un dossier d’hommages qui sera publié mi-mars.
Dans cette attente, voici une sélection de textes pris dans un livre tout juste paru, La Commaison, qui rassemble divers textes et des poèmes de 2016 à 2021.
Occasion aussi de saluer la transformation de la très belle collection « L’Extrême contemporain » en véritable maison d’édition à part entière.
Le livre comporte TaciturnitéLa vie subite (première parution, Galilée, 2016) – Poèmes et Tombeau pour Yves Bonnefoy (1ère édition 2018, éditions La Robe noire – poèmes 2019-2020 dont certains parus dans la revue Po&sie et une postface de Martin Rueff.
Taciturnité
Le silence et la langue s'appartiennent. Ce ne sont pas deux choses, mais une Chose. Le silence a besoin de la parole autant que l'inverse. Pour garder le silence, il faut avoir pu parler. La parole n'est pas impossible. « Mon amour taciturne est toujours menacé » ... La langue est mon amour. « Elle a ma préférence » Secret gardé ? Mais sous-entendu : le sous-entendu est entendu (audible). Le secret gardé est marrane ; rentré... La renfermée, dit quelque part Hölderlin de la nature. Martin Rueff, parlant de la romancière Geneviève Delrieu, écrit : « La catachrèse est l'oubli que l'Histoire inscrit dans nos langues. » Non pas oubli d'un « sens plus pur » originaire. Il n'y en a pas. L'originel n'est pas le « propre » restreint à un bon usage (chrésis) ; mais le figurant ou figural, catachrétique, qui peut faire parler la langue. La catachrèse lui fait avouer son secret. L'usage (chrésis) est, pour l'être-parlant, inscrit au fond du parler-sa-langue.
Une taciturnité de la langue ? Taciturio, dans le Gaffiot, est traduit par « avoir envie de se taire ». Le vieux dictionnaire cite plus bas Virgile : Tacitum vivit sub pectore vulnus (Énéide, IV 67).
1er novembre 2021
(9)
*
S’entendre

Écouter ce que ne dit pas – la pierre
ni la feuille ni l’oiseau ni la foudre...
L’ouïe consultante opérée par la langue
fait parler les choses en signes de sourd-muet
Un dialogue peut se nouer autour
des sémaphores du visible
La partie se fait plus grande que le tout
L’attenance devient métonymie
   l’infini peut naître
   Feu du ciel
(21)
*
Écologique

– Elle est perdue...
– Quoi ?
– La terre.
C’était la mer mêlée avec le soleil
Comment la retrouver ?
– Quoi ?
– La terre
C’est l’immensité
où le fini se jette à l’embouchure de l’infini
(31)
*
Extrait de Périr, « Tombeau de Jacques Dupin »
Du regard jaloux dans l’atelier d’artiste(s) il dévora ce qui s’expose. Histoire de ce qu’on appelle encore : peinture : depuis le plein du peint, Titien ou Corot, qui ne renonce à rien : puis la touche du pinceau et la trame du subjectile transparaissent ; jusqu’à l’aquarelle ultime de Cézanne qui n’est pas une ébauche... Le pictural et le poétique, le pittoresque et l’écrit se tâtent comme les deux fragments symboliques de la tessère de l’Un, inajustables...
   Ça ne colle pas   presque.
(43)
*
Dévotion

   pour Jacqueline Risset

A ma sœur épicène, à sa noèse bleue retournée
vers la terre
A Nicolas le géonaute, à Dany le rouge vert
A ma sœur Jacqueline, Dame de Près dans l’éloignement
de sa concession perpétuelle
Aux sœurs psychanalystes
A des clercs sans rites, aux reliques dispersées
Aux dévotieux qui jettent leurs dernières force dans
la mêlée pour l’ordalie
« parmi tels événements qu’il faille se rendre »
Suivant les conspirations du moment
Aux sénescents que nous pourrions, être, sages vieillards
dans les exécrations qui libèrent
A tout prix et avec tous les airs
... Mais plus à l’or
ni à la gazette du jour la prière hégélienne
Mais au poème quotidien avec ses noms changeants
(51)
*
Ils se préoccupèrent du droit des animaux
   bientôt des végétaux
déplorant qu’il leur manquât leur état civil
Je répondis : littérature et la peinture
c’était l’état civil des renards et des chênes
   La Fontaine et Buffon leurs officiers
Les poèmes où ils interviennent
   racontaient l’hominisation
   sans les anthro
   pomorphiser
(76)
*
Ajointer le disjoindre
                     Pour Martin Rueff
Arve et Rhône   Alpes et Jura conjoints
Saône et Rhône   Loire et Loir   Amazone et Rio Negro
Les fleuves confluent les monts très séparés
L'Y pubescent, delta du nihil, afflue
Aux embouchures où le fini se jette dans le moins fini
Jusqu'à la mer plus infinie qui fait peau neuve
Que sont les dieux devenus demi-dieux devenus
Les fleuves et les monts sereins de Hölderlin
Devenus poèmes des majuscules décapitées
Les mains font leur jonction comme les doigts de la main
Disjointes filtrant le regard du visible
Jointes les miennes orantes sans destinataire
Laissant passer les choses
entre les doigts des strophes sachant lire entre les lignes
Donne-moi la main   Je demande ta main
Et jointes entre elles les mains de la chaîne humaine
Le poème joint le comme à la parole qui montre le peu-
visible
   Son secret garde la jointure
   Omnia visibilia et invisibilia
Le peu visible décèle le recel d'invisible dicible
(163)
Michel Deguy, La Commaison, éditions L’Extrême Contemporain, 2022, 198 p., 18€


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