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(Note de lecture) Carole Mesrobian, NihIL et De Nihilo Nihil, par Tristan Felix

Par Florence Trocmé


Non, rien de rien

De Nihilo Nihil
Coup sur coup Carole Mesrobian, écrivaine, tête chercheuse et batailleuse poétique en rébellion, lance deux courts recueils de pensées jumelles, nihIL chez éditions unicité fin 2021, De Nihilo Nihil chez Tarmac début 2022, recueils dont on eût préféré qu’ils parussent en un même volume mais les contraintes éditoriales et peut-être aussi certaine impatience ont opté pour la division cellulaire. Tous deux proposent des réflexions obsessionnelles, le premier plutôt axé sur la parole, le second sur notre théâtralité.
« IL séjourne dans un espace impossible parce que nous cohabitons avec le hasard. » Dès l’abord, nous voici abruptement jetée dans la faille d’une aporie dont la cause affirme son absence de causalité.
Interrogeons-nous sur les titres qui pourraient ne renvoyer qu’à un nihilisme schopenhauerien ou nietzschéen. Pourtant, au-delà d’une conviction de l’absurdité d’un monde sans causalité et de l’absence de vérité, tout entière pétrie de faux-semblants, il y a une langue qui inlassablement décline ses formules comme pour renverser de façon carnavalesque ce qu’elle dénonce. C’est à la fois le paradoxe de toute littérature et celui, vertigineux, du langage spéculaire. Certes il y a eu Mallarmé, son « absente de tout bouquet » et ses pièges du hasard par contorsions syntaxiques. Ici, les versets de deux à six lignes, sémantiquement denses jusqu’à l’abscons parfois, se déclinent comme des mantras profanes portés par des mots abstraits de trois, quatre ou cinq syllabes, certains interchangeables, mimétiques absolument de
NihIL
l’objet de sidération qu’est l’état de la pensée actuelle, atteinte d’un cancer de l’inanité : tautologie, fake news, matraquage médiatique, contradictions, retournements conceptuels, assertions invérifiables, liquidation du lexique et de la syntaxe, lessivage des accords, managérialisation de tout échange, spectacularisation par la parole devenue publicitaire, populisme culturel et autres métastases à venir. Puisqu’il n’est possible d’énoncer que depuis l’intérieur de la langue, la seule issue choisie pour désamorcer ce langage mortifère ou au contraire le ruiner, c’est de le mimer, de le mettre en scène, de superposer ses masques, d’en presser les tumeurs les unes contre les autres. Le lecteur qui s’efforce au début d’analyser chaque phrase se rend bien vite compte qu’il a affaire à des autopsies en rafales qui invitent curieusement et insensiblement à une méditation sur les vertus possibles de la langue, laquelle joue sa vie contre sa mort exhibée.
À la lecture de ce grimoire électrique, on songe à l’écriture de Philippe Jaffeux, avec cette différence que Carole Mesrobian ne joue pas qu’avec le hasard combinatoire des mots mais l’hystérise jusqu’à la suffocation phonétique, lexicale et syntaxique dans l’espoir, au bout de l’extinction, de recouvrer un souffle primitif, originel, une virginité. Le sang du corps absenté se mettrait alors à refluer, les pieds à chausser des bottes de sept lieues, l’esprit à percer le nuage toxique : « Notre chance de déchiffrer le chaos repose sur l’invention d’aphorismes paraboliques. » Le « Il » du titre nihIL est cette instance immanente, cette défec(a)tion divine à l’œuvre dans le laminage de la pensée, cet escamoteur de conscience remisé en fin de vocable et qui se dupliquera dans De Nihilo Nihil, ânonnant son propre babil. Si dire c’est faire, ces deux recueils, comme les deux faces d’une même aberration, celle de la parole confisquée par sa posture théâtrale, accomplissent un renversement performatif qui renvoie sa grimace à l’imposteur tout en réussissant à nous en faire prendre conscience : « La redondance de nos gestes parodie la liberté de notre interprétation. »
Dès lors, le langage n’est plus totalement imperméable au monde, ses chimères se font la malle quelque part en des zones à fertiliser, où une nouvelle mythologie les inviterait à raconter quelque chose qui aurait du sens. Le rien c’est déjà la rem en latin, la « chose »… et puis nier ne saurait se passer de son objet. Ce serait l’utopie d’une liberté cachée dans les failles du langage, enfin libérées ou révélées par cette catharsis.
Remercions Carole Mesrobian d’inviter ses lecteurs non chimériques à poursuivre notre discussion par la lecture de ses deux ouvrages vivifiants.
Tristan Felix
Carole Mesrobian, nihIL, éd. unicité, 2021, 44 p, 12 €
et
De Nihilo Nihil, éd. Tarmac, 2022, 42 p. 12 €


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