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(Note de lecture), Denise Desautels, L'Angle noir de la joie suivi de D'où surgit parfois un bras d'horizon, par Isabelle Baladine Howald

Par Florence Trocmé


Elle est autre(s)

Denise Desautels  L’angle noir de la joie
« J’écris comme on fait des fouilles » écrit Denise Desautels avant que l’on entre spécifiquement dans les deux recueils de poèmes édités chez Poésie/Gallimard, L’angle noir de la joie suivi de D’où surgit parfois un bras d’horizon. La part récente (il était temps…) faite aux créatrices (peinture, poésie, cinéma etc.) nous offre un réajustement et un regard essentiels sur la manière de créer des femmes, leurs univers, leurs modes de création parfois très différents, y compris entre elles. Une écriture « archéologique » dit encore Denise Desautels, dont le noyau est la mémoire.
Le livre est très majoritairement dédié aux femmes, que ce soit l’ensemble ou chaque poème, par dédicaces ou citations. La sororité, réelle ou rêvée, le partage d’une intimité propre au monde féminin, fondatrice pour elle (autre approche du corps, autre manière de réfléchir, éternelle minorité sociale, autre entité toujours agressée) hante toutes ses pages. Chez une femme, il y a toujours plus ou moins quelque chose qui ne se laisse pas faire, qui déborde, qui refuse. Si elle ne peut rivaliser en force, elle rivalisera en détours, elle se débrouillera pour trouver de l’air, de la liberté, du plaisir (dont l’écriture) : aujourd’hui/ce bruit de cendres n’était pas prévu/ni les femmes filles folles/ni les muselées ni les rompues ». Quelques-unes restent toujours sur le carrelage de la cuisine où certains cinglés trouvent du plaisir à les traîner par les cheveux et à leur taper la tête contre les murs : « elle a entendu son non se dénouer/ça hurlait d’un bout à l’autre/ça hurlait/ça hurlait seule, face à toutes/ … /à la fin du jardin/n’a plus rien à dire/n’est plus rien/n’ai pas fourni à temps les preuves nécessaires. ». Jusqu’à la mort, leitmotiv du livre, non sans ensoleillement, et ce paradoxe est parfois éblouissant.

La préface de Louise Dupré est insistante avec raison sur un aspect important : Denise Desautels accepte et même elle demande à se laisser détourner, déplacer, quand elle travaille avec Annette Messager, Marjane Satrapi, Kara Walker ou d’autres artistes dans différents domaines.
Et encore en ce sens, ce recueil bien intelligemment construit est un condensé saisissant de force, de beauté, d’âpreté où la longue œuvre de cette poète est déliée sans jamais perdre ce qui n’a cessé de l’habiter, dont la relation à l’autre, toujours présente.
Faut-il dire que Denise Desautels vit à Montréal, je ne sais pas, pour ma part je n’ai nulle envie de de la cataloguer ceci ou cela. Il est vrai que le Québec est évoqué, son histoire, son indépendance, ses paysages parfois : « Rêver Québec ». Mais ce qui m’intéresse surtout, c’est ce fonds âpre, oxymorique (le titre, déjà, mais aussi entre autres « une affaire de nuit recommence/plein soleil »), travaillé par la perte, les deuils, mais de façon tellement tenue qu’il n’y a là aucune gêne à lire les poèmes qui en parlent.
« Déjà l’encre pénètre/à l’intérieur de chacune des fosses », voilà, quelles que soient ces fosses, il y a toujours écriture. Pour supporter la douleur, il faut tellement à la fois lutter, s’extraire d’elle et la porter. Il faut aussi accepter le trouble de la joie, son « angle noir ». La mémoire garde les fantômes, le corps garde les cicatrices des chutes, des noyades, rien ne nous assure de rien « il paraît que c’est moi moi murmure-t-elle», autour tout est confus « où se trouve le haut/Le bas/on a beau faire attention, en vérité des fois tout est renversé/…/on ne peut rien contre le choc, l’à pas de loup du choc de la râture. »
Qui suis-je
se demande celle qui écrit, après la mort d’un père ou d’un enfant ou d’un amour.
Qu’est-ce qui change tout le temps et pourquoi ? « Nous ne sommes pas celles que nous sommes ». « Os c’est os sur la table de survie ». C’est le corps, le bras, le souffle, la main, la proximité de la folie.
C’est une grande fatigue parfois, c’est une grande richesse, toujours.
Il y a beaucoup d’autres choses dans ce livre, d’autres aspects à penser, mais je m’en tiens à ce qui me semble le plus particulier à cette poète dont le travail arrive en Poésie Gallimard, belle consécration.
Petits textes en prose ponctuent et clôturent le livre, pays, loups, forêts,  : Penser haut et libre.
Ici ou ailleurs.
Qu’est-ce qui importe d’autre ?
Isabelle Baladine Howald

Denise Desautels, L’angle noir de la joie suivi de D’où surgit parfois un bras d’horizon, Poésie/Gallimard, 286 p, 10,60 €
Extraits :
Elle retouche son monologue
fil à fil – rien à dire, à être
robe ourlée de brûlures, de blancs
le jardin clos
pas l’incident ni les ravages
jusqu’au matin
enfilade d’épithètes dures
ça fait du bruit le chaos qu’on enferme
avec des enfants, des filles, des états entiers
vivre défaille
après c’est si précis
la fin du jardin atteint la joue, ses reins, sa rage
un deuil trouve là sa justesse
Pas douée pour rester en un seul morceau
derrière une fenêtre de nuit. Ça tient pourtant
réussi, le petit silence de mort  
qui encombre l’âme
C’est fou, la chose barbare, la bête
qui se profile ferme, courant, rampant
sa nuque vers quelque part, ses bras plombés.


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