Magazine Culture

(Note de lecture), Giorgio Agamben, Autoportrait dans l’atelier, par Cédric Kerguélennec

Par Florence Trocmé


L’impur en atelier

Giorgio Agamben  autoportrait dasn l'atelier
Deux matières sont entremêlées : celle de l’autoportrait de l’auteur, celle de l’atelier. Huile et eau jusqu’au bout elles ne coïncident pas, un effet de vérité en résulte.
L’autoportrait ne croit ni à la longueur ni à la réussite de la biographie. Pas de mère, sauf une photo élégante en demi-page. Exit le père. Nulles amours, que des amitiés. À peine un corps biologique, reste la communauté de pensée que ce philosophe italien s’est choisi et dont on visite le studio.
L’auteur né en 1942 fait le point, nous sommes en 2017. Le texte revient sur les rencontres manquées (avec Hanna Arendt), épuisées (avec Jean-Luc Nancy), reconduites (les plus nombreuses), Agamben étant soucieux de se présenter en « un épigone au sens littéral du terme, un être qui ne se génère qu’à partir des autres et ne renie jamais cette dépendance, qui vit dans une épigenèse continuelle, heureuse. » (p.31). Ces dettes revendiquées s’appuient sur deux traits de caractère et une identification finale inattendue.
Le premier, l’enfermement : « Je crois moi aussi que, dans le monde qui m’est échu, tout ce qui est à mes yeux est admirable, tout ce pour quoi il vaudrait la peine de vivre ne peut trouver sa place que dans un musée, une prison ou un asile » (p.108). Surgit le paradoxe : cette aliénation n’est qu’un point de départ puisqu’en réalité « Extra est le lieu de la pensée » (p.43).
Le second trait est l’impatience. « Seule l’impatience est sainte » (p.47) mais pas question d’y céder, elle doit être immédiatement tempérée. Ce qui vaut au lecteur une gravure rococo, Amour forcené sur l’escargot, hissée au rang d’« emblème héraldique » pour figurer sa devise personnelle d’« impatience réfrénée », puisque « les devises sont la chose la plus importante de la vie, certainement plus efficaces qu’une psychanalyse » (p.52).
Le dernier trait confessé : se voir végétal (p.109). Non pour s’élire dans le roseau de Pascal, la rose de Silésius ou l’arbre du savoir mais dans l’herbe « sous toutes ses formes, les touffes faites de minces brins, le trèfle blanc, le lupin, le pourprier, la bourrache, le pissenlit, la lobélie, la menthe, (…) qui couvre une partie du jardin où je me promène chaque jour. L’herbe, l’herbe est dieu. » car, plutôt que poussière, « Pour l’herbe et dans l’herbe et comme l’herbe j’ai vécu et je vivrai » (p.125).
Tel est l’emblème revendiqué pour clore l’autoportrait. L’organe est plus minimal que la feuille d’herbe de Whitman. On se frotte les yeux, on revient au texte, on vérifie : d’abord c’est L’autoportrait près du Golgotha de Gauguin qui ouvre le texte, pas un herbier, et c’est bien une dose de sensualité humaine qu’il faut pour élire telle peinture du Titien ou de Bonnard, comme pour avaler au soleil du petit papier imbibé de L.S.D.. On se refrotte les yeux : l’herbeux en identification finale, ok, mais pas au préalable sans une dose de puissance pour autant vouer sa vie à ouvrager la langue : « Essayer de décrire son propre atelier signifie alors essayer de décrire les modes et les formes de sa propre puissance – une tâche, du moins à première vue, impossible. ». Bye le pâturage. Émerge un autre corps : celui de la matérialité de l’atelier que l’auteur s’est conçu.
Il est éparpillé, démultiplié, loué, prêté, déplacé à Paris, Madrid, Rome (ville où il rencontre Jacques Lacan), Venise, « unique atelier, dispersé dans l’espace et le temps » (p.91). Il est fait de meubles, de vues, de carnets. Les nombreux mémentos sur l’étagère, la console ou le bureau, servent de fil conducteur. Mémento moral (un regard élevé au rang de jugement (p.58). Mémento d’origine (un polichinelle, des livres d’apprentissages de la lecture). Mémento d’horizons éthiques (Martin Heidegger, Guy Debord et au principal Walter Benjamin).
Impossible avec une telle matière d’aspirer à l’harmonie et à l’idéal de l’épure pourtant louée (p.88), l’atelier restera « comme essentiellement inachevé »(p.57). Pas forcément le portrait. La pitteva, apprend-t-on au cours de la visite du studio, est ce qui donne voix au marionnettiste manipulant le polichinelle. Agamben prend soin de la décrire : c’est « une espèce de bobine formée de deux morceaux de laiton retenus ensemble par un fil » que le marionnettiste s’introduit en la « glissant au fond de son palais » (p.85). Entre le marionnettiste et le monde il faut l’impur de cet artifice, Agamben s’y résout et à son tour enfouit la sienne dans sa matière textuelle. Une cheville en naît : herbage et pitteva, soulagement paysager du regard et impureté de la langue travaillée toute une vie, l’autoportrait dans l’atelier est dessiné.
Cédric Kerguélennec

Giorgio Agamben, Autoportrait dans l’atelier, traduit de l’italien par Cyril Béghin, édition L’Arachnéen, novembre 2020, 133p., 25€.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines