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(Note de lecture), Jean de Sponde, Poésies complètes, par Jean-Nicolas Clamanges

Par Florence Trocmé


Jean de Sponde  poésies complètesAu fond de l’inconnu, déterrer un génie
Exaspéré par le retard des épreuves de ses Mémoires d’Outre-Tombe, Chateaubriand s’imaginait contraint d’accourir les corriger « à l’heure des fantômes ». À l’inverse, Jean de Sponde (1557-1595) se souciait si peu de l’avenir de son œuvre qu’il fallut plus de trois siècles pour qu’on s’avisât de son existence. C’est ainsi un choix d’inédits d’un « poète inconnu » que révèle en 1939, sur le conseil de Paulhan, la revue Mesures (1), sous la plume du chercheur écossais Alan Boase, dont les recherches devaient par la suite aboutir à l’édition chez Corti de ses Stances et sonnets sur la mort (1946). Une résurrection accompagnée par Marcel Arland qui préfaçait en 1945 son Œuvre poétique pour la première fois réunie en volume, et par Albert-Marie Schmidt qui l’accueillait en 1953 dans son anthologie des poètes du XVIe siècle composée pour la collection de La Pléiade.
Au XIXe siècle, cette œuvre avait totalement échappé à la réhabilitation des poètes de la Renaissance française initiée par Nerval puis Sainte-Beuve, qui ignoraient l’existence d’un recueil collectif : Recueil de diverses poesies, tant du feu sieur de Sponde, que des sieurs du Perron, de Bertaud, de Porcheres, & autres non encore imprimées (1604) découvert par Boase, lequel procura finalement chez Droz, en 1978, une édition savante très documentée des Œuvres littéraires de Sponde à laquelle étaient jointes des Méditations sur les Psaumes et des pièces de jeunesse. C’est sur cette édition que James Sacré établit pour un public élargi le recueil D’amour et de mort (Orphée/La Différence 1989).
Esquisse biographique
Sponde écrit en pleine tourmente des guerres de religion et des conflits politiques qui leur sont liés. Né d’un père catholique secrétaire de la reine de Navarre Jeanne d’Albret, qu’il suivra dans sa conversion protestante, Sponde se forme intellectuellement dans un milieu calviniste : d’abord au Collège de Béarn, puis à Genève et à Bâle (où il s’intéresse parallèlement à l’alchimie). En 1583, il est nommé Maître de Requêtes par Henri de Navarre, et sert si bien la cause protestante qu’en 1591 le roi le nomme lieutenant-général de la sénéchaussée de La Rochelle, place-forte protestante dont sa femme est native ; il ne s’y fait pas que des amis et démissionne deux ans plus tard. C’est l’époque où l’éventualité d’une conversion d’Henri de Navarre provoque de rudes polémiques dont il est partie-prenante. Il se convertira lui-même au catholicisme après l’abjuration du roi (1593), dans une Déclaration qui fera scandale auprès de ses anciens coreligionnaires.
Sur le plan intellectuel, il s’inscrit activement dans la culture humaniste contemporaine : entre autres travaux d’érudition, il publie en 1583 une traduction d’Homère munie d’un commentaire et d’annotations en latin, la même année voyant paraître sa traduction annotée de l’Organon d’Aristote dans le cadre d’une édition dirigée par son maître bâlois Théodore Zwinger ; il publiera encore une traduction latine des Travaux et les Jours d’Hésiode. Parallèlement, il travaille avec le compositeur Pascal de l’Estocart sur des projets éditoriaux (dont les Psaumes de Marot et de Bèze), non sans préfacer de sonnets liminaires les Octonaires de la vanité du monde composés par son ami. Pour autant, les cénacles poétiques à la mode semblent l’avoir à peu près ignoré, bien qu’il ait certainement lu ses confrères Du Plessis Mornay, Du Bartas, d’Aubigné etc., et rencontré dans ses dernières années le cardinal Du Perron, autre converti (excellent poète lui-même et introducteur de Malherbe à la Cour, quoique héritier revendiqué de Ronsard), dans le cadre de sa propre conversion.
Quoi de neuf dans l’édition de Sponde en l’an deux-mille vingt-deux ?
Puisque l’auteur ne s’est en rien soucié de sa fortune posthume (c’est en 1599 que les Amours sont édités dans un collectif dit Recueil Du Petit Val, ses autres pièces étant dispersées dans plusieurs recueils collectifs jusqu’en 1611), ce que nous lisons aujourd’hui comme son « œuvre » s’avère fondamentalement une construction moderne dont l’interprétation demeure largement ouverte, sinon problématique. Une œuvre en mouvement donc, évoluant au rythme des découvertes factuelles mais aussi des courants herméneutiques : c’est ainsi sous le chef des catégories du « baroque » et du « maniérisme » tirées de l’esthétique de Jacob Burkhardt et son disciple Heinrich Wölfflin, que Sponde fut analysé par de grands critiques du XXe siècle comme Marcel Raymond (qui préfaçait l’édition Droz) ou Jean Rousset (La Littérature de l’âge baroque en France. Circé et le Paon, 1953) – James Sacré penchant vers un maniérisme de Sponde (thèmes, motifs, rhétorique) tout en préférant le lire surtout « comme un précurseur de nos actuelles façons d’écrire ».
Ce qu’apporte l’édition Deloince-Louette/Lardon, c’est d’abord un accès à tout ce qu’on connaît aujourd’hui de l’ensemble de la production poétique de Sponde, non seulement en langue française, mais également en grec et en latin, qu’elle soit manuscrite ou imprimée, qu’il s’agisse de traductions, de poèmes liminaires à des œuvres contemporaines ou autres, de pièces personnelles et même d’hommages d’époque consacrés à ce poète. En ce qui concerne l’Essay de quelques Poemes chrestiens et les Amours, ils sont présentés dans l’ordre chronologique de leur publication au XVIe siècle, ce qui inverse l’ordre des éditions Boase et Sacré – cela en respectant par surcroît celui des pièces des Amours dans le recueil de 1599, qu’avait au contraire déconstruit et recomposé l’édition Boase. (Une présentation analytique des recueils collectifs est parallèlement offerte). L’annotation livre des variantes significatives, des notes interprétatives élucident références latentes et difficultés sémantiques, orthographe et ponctuation d’époque sont conservées avec quelques adaptations explicitées en fin de volume.
L’apport de cette édition, c’est ensuite une recension précise et nuancée des débats herméneutiques autour de la poésie de Sponde depuis l’édition Boase de 1978. Débats d’autant plus inépuisables que l’auteur n’a rien laissé de significatif à ce propos et que la critique s’en trouve ici réduite aux conjectures : « étrange poésie, suggère l’introduction, qui autorise des itinéraires de lecture inversés et des regards qui s’opposent sans perdre pour autant de leur pertinence ». Et si les sonnets sur la mort et l’amour sont les fleurons de l’œuvre, comment les situer les uns par rapport aux autres ? qu’en est-il de leurs enjeux politiques et religieux ? quels rapports entretiennent-ils avec les codes culturels de l’époque ? quel est leur degré de sincérité ? L’Essay est imprimé à La Rochelle en 1588, comme appendice aux Méditations sur les psaumes ; s’y combinent deux formes : stances et sonnets et deux thématiques : la Cène et la mort ; très structuré dans son agencement, il demeure ambivalent sur le plan religieux, n’attestant ni reniement du calvinisme ni ralliement au camp d’en face ; pour le lecteur actuel, s’il s’inscrit à l’évidence dans le registre chrétien du memento mori et des vanités, comme chez Ronsard ou Chassignet, c’est selon « une merveille d’écriture passionnément rythmée » (J. Sacré) qui est le sceau de Sponde parmi ses pairs, doublée d’un art consommé de la composition contrastée. En ce qui concerne les Amours, A. Boase et d’autres critiques les voyaient comme inspirés de la jeunesse du poète calviniste, ce qui justifiait de les situer chronologiquement avant l’Essay ; plus récemment cependant, certains plaident plutôt « pour une lecture courtisane du recueil » selon les codes à la mode, « et peut-être pour une destination royale ». Il est vrai que bien peu s’y manifeste d’un registre affectif vraiment personnel, nulle Dame n’étant d’ailleurs clairement nommée ; mais n’est-ce pas le cas de toute la poésie post-pétrarquiste, selon la dialectique néo-platonicienne de l’amour terrestre et de l’amour céleste ? La question reste béante.
Reste la beauté impeccable de la facture, du rythme et de l’imagerie, l’envergure souvent cosmique de l’inspiration, la puissance densité du propos – sans oublier, last but not least, un sens de la pointe qui touche parfois à l’humour noir, comme l’observait le poète surréaliste Stanislas Rodanski, citant dans son roman Requiem for me (1952) le sonnet Qui sont, qui sont ceux-là dont le cœur idolâtre : « Ce sonnet du XVIe siècle fera les délices d’un esprit mal tourné. Le débauché est mort au monde mais les libertines ne pleurent que sur elles-mêmes. La petite mort, c’est licencieux jusqu’à ce qu’on en soit malade et grelottant, comme fou. » (2)
1. « Jean de Sponde, un poète inconnu », in Mesures, IV, 1939, p. 129-151.
2. S. Rodanski, Requiem for me, édition originale sur manuscrit par François-René Simon, Paris, Éditions des cendres, 2009, p. 57.
Jean-Nicolas Clamanges
Jean de Sponde, Poésies complètes (édition de Christiane Deloince-Louette et Sabine Lardon), Paris, Classiques Garnier 2022, 304 p., 23 €

Extraits

LES AMOURS DU SIEUR DE SPONDE
   [1]
Si c’est dessus les eaux que la terre est pressée,
   Comment se soustient-elle encor si fermement ?
   Et si c’est sur les vents qu’elle a son fondement
   Qui la peut conserver sans estre renversée ?
Ces justes contrepoids qui nous l’ont balancée
   Ne panchent-ils jamais d’un divers branslement ?
   Et qui nous fait solide ainsi cet Element
   Qui trouve autour de lui l’inconstance amassée ?
Il est ainsi, ce corps se va tout souslevant
   Sans jamais s’esbranler parmi l’onde et le vent,
   Miracle nompareil, si mon amour extresme
Voyant ces maux coulans, soufflans de tous costez
   Ne trouvoit tous les jours par exemple de mesme
   Sa constance au milieu de ces legeretez.
ESSAY DE QUELQUES POEMES CHRESTIENS
   SONNETS SUR LE MESME SUBJECT
   [2]
Mais si faut-il mourir, et la vie orgueilleuse,
   Qui brave de la mort, sentira ses fureurs,
   Les Soleils haleront ces journalieres fleurs,
   Et le temps crevera ceste ampoulle venteuse,
Ce beau flambeau qui lance une flamme fumeuse,
   Sur le verd de la cire esteindra ses ardeurs,
   L’huyle de ce Tableau ternira ses couleurs,
Et ces flots se rompront à la rive escumeuse.
   J’ay veu ces clairs esclairs passer devant mes yeux,
   Et le tonnerre encor qui gronde dans les Cieux,
   Où d’une, ou d’autre part esclattera l’orage.
J’ay veu fondre la neige, et ces torrents tarir,
   Ces lyons rugissans je les ay vus sans rage,
   Vivez, hommes, vivez, mais si faut-il mourir.
   [9]
Qui sont, qui sont ceux-là, dont le cœur idolatre,
   Se jette aux pieds du Monde, et flatte ses honneurs ?
   Et qui sont ces valets, et qui sont ces Seigneurs ?
   Et ces Ames d’Ebene, et ces faces d’Albastre ?
Ces masques desguisez, dont la troupe folastre,
   S’amuse à caresser je ne scay quels donneurs
   De fumées de Court, et ces entrepreneurs
   De vaincre encor le Ciel qu’ils ne peuvent combattre ?
Qui sont ces lovayeurs qui s’eslognent du Port ?
   Hommagers à la vie, et felons à la Mort,
   Dont l’estoille est leur Bien, le Vent leur fantasie ?
Je vogue en mesme mer, et craindroy de perir,
   Si ce n’est que je scay que ceste même vie
   N’est rien que le fanal qui me guide au mourir.


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