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(Entretien) avec Isabelle Lévesque, autour de Je souffle, et rien., par Isabelle Baladine Howald

Par Florence Trocmé



Isabelle Lévesque  Je souffle  et rien
Les livres de deuil ne sont jamais prévus, la mort n’est jamais attendue quand bien même on sait qu’elle va arriver. « Ton trépas n’est qu’un leurre » écrit Isabelle Lévesque.
On ne sait pas qu’on va devoir écrire ce livre-là, il n’était en aucun cas dans nos projets.
Et puis il arrive. Après la mort. Il vient tenter la consolation, tenter de faire vivre, tenter de dire l’irréparable.
Je n’avais pas prévu d’écrire sur ce livre, je ne le voulais pas, et puis je n’ai pas pu faire autrement.
Le dernier livre d’Isabelle Lévesque nous a donné envie d’échanger avec elle sur ces thèmes.

Isabelle Baladine Howald (IBH)
 :- C’était difficile pour vous d’écrire ce livre, sans doute. C’est difficile pour moi, de vous lire.
Alors nous allons approcher ce livre, avec tact, j’espère.
Je souffle, et rien. publié à l’Herbe qui tremble avec des peintures de Fabrice Rebeyrolle et une postface de Jean-Marc Sourdillon est le titre du livre. D’emblée il n’y a justement que ce souffle, ce presque rien, celui que ne respire plus le disparu, celui que respire encore le poète, mais rien est entre eux, qui ne se passe plus. Dès lors, comment faire, comment, simplement, écrire ça, écrire sur ce presque rien puis ce rien ?
Isabelle Lévesque (I.L.) : Il a fallu des années. Des années de souffle court. Je crois que j'ai puisé dans les lieux une substance pour le "rien". Dérisoire, en quelque sorte, car entre ce qui n'est plus et ce qui reste, ce sont des lambeaux, des mots d'enfance partagés sur des territoires communs (le long de la Seine, au bord des falaises qui la surplombent, dans un château en ruine). Face à l’irrémédiable et à l’irréversible, subsistent des courants, parfois incontrôlés, de désirs et d’incertitudes qui se nourrissent de mémoire et d’oubli. Écrire ce livre, c’était tenter une démarche suivie pour qu’existe un poème qui tienne, en acceptant que rien ne se puisse en termes de retrouvailles. C'est sceller une impossibilité que je refusais a priori pour que quelque chose se passe dans le poème mais là seulement.
IBH :- Dès la seconde strophe, il y a ces chiffres mystérieux, 9, 10, qui vont revenir tout du long : « Une étoile ou mille. Celle du 9 non répertoriée. » ou « ici tu manques à 10 (9 a sonné)/premier matin », « tu t’éloignes. Oublier le chiffre 9 ? » « … nous reconnaissons le chiffre 1 », pour chaque pas/tu compterais neuf »
On les sent importants. Qui sont-ils ? « Tourne le chiffre-roue/ici, s’est renversé. »
Que fait ce chiffre-roue ? Est-il aussi la scansion du temps ?
I.L. : Le chiffre 9 correspond à une date réelle, le 9 septembre, qui chaque année revient lentement, crûment.
J’ai longtemps imaginé qu’une fois passé cette date et arrivé au 10, on pourrait valider l'impasse sur ce 9 qui ôte une donnée essentielle. Qui soustrait. Enfant, à la marelle, on peut sauter une case. J'aurais pu sauter celle-ci et une magie aurait permis qu'elle n'existe pas. Et puis ces chiffres, ces additions, qui m'ont donné du mal à l'école, reviennent tout le temps en tête. Peut-être parce que mon père, comptable, alignait les chiffres, en colonne, à l’ancienne et que je percevais là une logique imparable que lui semblait maîtriser (j’étais plutôt du côté des lettres). Toutes ces années, j'ai compté : depuis combien de temps (déjà ?) ? Cela durera-t-il ? Peut-on conjurer une opération déjà réalisée en la posant à nouveau ?
Le chiffre-roue, inexorable, affirme que non, qu’une opération ne se rejoue pas. Le tenter quand même, dans un premier temps, permet de tester sa véracité et de la faire trembler un peu.
IBH : - « je tombe », « je cours à contre-nuit », je recule « je change je chante j’emporte », j’accepte de te perdre », « j’ai froid je reste », « je te suis », « Ensuite « tu t’éloignes », « ne t’éloigne plus », « je t’appelle, est-ce toi ? », « tu es perdu » : ils (vous deux) hantent la première partie du recueil comme une traversée du brouillard, jusqu’à ce qu’il se déchire pour laisser voir la présence de l’absence, combien réelle. Avez-vous eu conscience de cette traversée ?
I.L. : Je prends conscience de ces mouvements en vous lisant. Je lis des refus, une quête désordonnée, vouée à l'échec et qui pourtant doit avoir lieu. Ces mouvements qui se doublent d'appels ne peuvent être exclus, on ne sait où se rendre. On mesure l'espoir de s'être trompé (des réveils nocturnes donnent l'illusion forte que rien n'a eu lieu). Mais on est emporté, ces tentatives ne résistent pas au réel et le brouillard sur la Seine (celui, réel du dernier jour, concourait au doute) se lève. Il faut bien regarder, s'y résoudre et ne voir rien malgré la clarté du temps. Penser la falaise, indépendamment de celui qui apprit à y grimper, qui énuméra son âge, ses composantes. J’ai tendance à m’égarer, à ne pas enregistrer les points de repère des lieux.
IBH :- En effet « Eurydice », dit Jean-Marc Sourdillon, une « Eurydice survivante ». Je ne sais pas si elle cherche son mort, Orphée, - « plus qu’un roi tu apparaîtras /revenu de trépas sur un fil tendu » - ou si elle revit après le passage aux enfers de la mort de l’autre,
Peut-être les deux ?
I.L. : On ne sait pas, on ne sait plus. On imagine que le disparu n'est pas celui qu'on croit. Mon père dessinait et j'ai retrouvé après coup des dessins dont je ne connaissais pas l'existence. Des esquisses le plus souvent : il manque quelque chose, il n'a pas fini – ou bien une structure se défait, la colonne d’un mur se démantèle.
Et je n'avais pas fini avec lui. Il est très étrange de chercher des signes et traces, ainsi, après. Elles deviennent démesurées, on peut imaginer, on le veut, que des messages restent là et qu'en écrivant des petits bouts de textes on répond à ce qu'on interprète comme un appel. Car le silence peut être occupé par ce que l'on veut. On se retourne aussi en se reportant aux traces que l’on n’a pas vues et qui reviennent hanter notre présent en le peuplant d’interrogations infinies. Le lien maintenu par cette quête permet de renouer sans cesse mais il n’évite pas la dispersion.
IBH : - Le texte est empli d’ombres :« ne t’éloigne pas, mon ombre fragile te suit », « ne t’éloigne pas, l’ombre te devance », de courses « à contre-nuit », « et je cours, je sais que tu vas plus vite », « je cours vers toi/pour te faire renaître », « je tombe, je frissonne, j’ai vu la Seine/au plus fort de février, j’ai chu. »
Le sol est crayeux, la craie est aussi entre les doigts, entre cratère et falaises : « étayer la mesure mortelle de la falaise », « de la falaise tombées/les voyelles se noient », « la falaise est ici la mesure ». C’est un texte où le sol manque, à la mort du père. Comme des plaques tectoniques qui bougent, quand l’autre meurt, le sol se fond, s’écarte. Ainsi vos poèmes, ou bien à l’inverse sont-ils justement ce qui soutient ?
I.L. : J'ai eu l'impression tout de suite que seule une partie des lieux tenait. Une partie effondrée des lieux. Et que cet effondrement en cours était la preuve du vivant. Peut-être parce que mon père collectait les cartes anciennes qu'il me montrait quand j’étais enfant, peut-être parce qu'il m'expliquait la présence des falaises ici, le siège du Château-Gaillard, son démantèlement, je me suis accrochée à cela. À travers ces lignes défaillantes, j'entendais sa parole qui rendait claire l'évolution. Le sol dérobé de ses pas réveillait les après-midi où je l'écoutais. J'ai pu relier à sa disparition des temps partagés dans l'enfance, ses récits, son incitation à comprendre et accepter. Père pas parti totalement puisque nécessaire à la compréhension de ces temps géologiques qui ont façonné le visage des Andelys. Et puis il a lu les premiers textes que j'ai écrits, ce n'est pas un détail mais une filiation passée de l'histoire à l'écriture. Il est dans ce livre, ces poèmes se sont écrits sur des années, lorsque je les ai repris pour écrire le poème du livre, mon père était là précisément dans ce qui tenait les lieux autour de moi et dans les textes d’où il ne s’absente pas totalement. La colonne vertébrale du livre, c’est lui.
IBH : - Ces ombres, « toujours minuit toujours », « une ombre saigne » ces nocturnes baignés de lune, le peintre Fabrice Rebeyrolle les a très bien restitués. Comment avez-vous travaillé ensemble ?
I.L. : Avec Fabrice Rebeyrolle, nous travaillons ensemble depuis plusieurs années, nous nous connaissons bien et nous parlons beaucoup. Je lui ai adressé le manuscrit et il a été frappé, m’a-t-il dit, par la minéralité du livre. Les falaises de craie sont présentes dès la couverture et la verticalité menacée. Les peintures tiennent debout et contribuent, je crois, à soutenir l’édifice. Quelque chose immense et non dit remet en scène le souffle qui manque.
IBH : - Il y a aussi beaucoup de chutes, « la falaise tombait,/je la suivais » (on revient à la question du sol sous nos pas), quelque chose tombe, en premier le je : « je tombe ». Peut-être d’ailleurs aussi la mort de l’autre est-elle à nos trousses ?
I.L. :  Oui, c’est cela, une course éperdue : on voudrait être rattrapé (réuni), on perçoit aussi que ce serait une catastrophe. Qu’on ne peut plus se retrouver. « Tomber » devient une défense et la course, perdue d’avance par qui ?, une fuite en avant pour qui ne peut d’abord se résoudre à rester en place. La verticalité des murailles du château et des falaises appelle ce verbe. Danger possible pour l’enfant du livre, le deuil l’actualise.
IBH : - On essaie toujours d’imaginer le lieu où le mort serait.
Ce qui rappelle le « tu serais mort » des enfants quand ils jouent ?
Tu serais mort où ? Ou peut-être, comme vous l’écrivez, n’es-tu pas mort mais « Où serais-tu vivant ? », y a-t-il une différence dès lors que cette question du lieu invisible ou introuvable se pose ?
I.L. : C’est mon refus qui a créé ces espaces intermédiaires et le souvenir trop vivant. Les lieux, les paysages imposent les souvenirs liés au mort et les temps peuvent se confondre par désir ou trouble de la conscience. Cruauté de cette proximité alors que la distance temporelle est infranchissable. Cette mort réveille l’enfant et ses paris, le conditionnel et les hypothèses saugrenues. Redevenir l’enfant offre une chance apparemment. On la joue, on la perd forcément. La jouer fait tenir sur un fil.
IBH : - « j’ai oublié que tu meurs ». On ne croit jamais à la mort. On ne peut pas s’en souvenir vraiment, même celle de l’autre nous prive d’ailleurs parfois de mémoire ?
I.L. : Ce sont les rêves. Souvent, la nuit, je me réveille en pensant que rien n’a eu lieu. Je me rappelle aussi d’un rêve où j’avais conscience que mon père était mort. Il était à mes côtés, inchangé. Je n’osais pas lui dire qu’il était mort et je me disais qu’il avait peut-être raison, que je me trompais. J’ai mis des années à penser que cela avait vraiment eu lieu.
IBH :- Votre proximité avec les poèmes d’Éric Sautou, qui écrit infiniment et doucement le deuil de sa mère, est grande, dans ce livre-ci particulièrement. Comme chez lui avec la maison de Beaupré, le lieu Andelys pour vous est fondateur. J’aimerais que vous nous évoquiez cette proximité, les différences aussi dans la mesure où je sens, quant à moi, chez vous quelque chose d’un peu moins « défait ». Jean-Marc Sourdillon souligne avec justesse « les attaches » qui deviennent mouvements alors que chez Eric Sautou, elles semblent ne même plus tenir. Comment voyez-vous cette proximité et ces différences ?
I.L. : Les poèmes d’Éric Sautou me bouleversent. Le silence est si près de ces poèmes. Parfois c’est une expression redite (autrement) qui préserve du silence – ou une parenthèse. J’entends ces parenthèses comme des tentatives désespérées. Les noms aussi se lient ou se jouxtent, ceux des fleurs, le nom propre Beaupré. Et j’ai toujours peur en le lisant, peur que rien ne soit plus possible.
Je crois que les mouvements que vous soulignez avec Jean-Marc Sourdillon sont fortement liés à ceux qui m’entourent et me préservent en quelque sorte. À vivre auprès d’eux qui perpétuent aussi la filiation, c’est si vrai pour ma mère, je défais le fil noir de mes rêves. C’est différent pour Eric Sautou, je crois. Pas de course folle. Les listes, les répétitions, les énumérations (de noms de fleurs par exemple), le blanc qui gagne fixent les éléments qui se retournent et reviennent dans les vers en changeant de place. On dirait une berceuse, on dirait aussi l’arrêt d’un mouvement ou bien une forme de redite magique qui préserve mais n’épargne pas l’effondrement progressif.
Je cours beaucoup dans Je souffle, et rien. J’essaie d’atteindre. J’essaie de retrouver le souffle et le passé revient dans le présent. Il y a revers et avers d’une médaille que je porte, tout ne s’est pas dissous. Les Andelys, c’est à la fois le sanctuaire et le rebond. On vit ici.
IBH : - Alors, écrire « la dernière voyelle (je la tiens serrée », « s’il a disparu, le rayon accru me perce/(deux syllabes en rappel ). Plus d’écho, le ciel est vide./Alors je chante – faux ».
On essaie d’écrire, l’autre écrit en nous, mais le chant est si mal assuré… L’oscillation est constante, dans votre livre entre ce qui poursuit et ce qui devance, ce qui est à terre ou sous la terre et ce qu’on regarde dans le ciel (« est-ce toi perché », ce vers magnifique), ce qui continue et ce qui a cessé…. Quelle est l’aide possible ? Les livres des autres ? Continuer à écrire ?
Ce « Je recompose » qu’on peut entendre de bien des façons ?…
I.L. : Quel secours ? Je ne sais. Rien ne console mais des liens s’établissent qui font apparaître des lignes que je voudrais suivre. J’ai des livres comme des talismans (ceux de Thierry Metz, plusieurs d’Éric Sautou). C’est paradoxal car ce sont des poèmes réduits, des murmures, mais ils me bercent.
En écrivant, j’interroge, je ne suis pas seule. Je lance des appels.
Et puis, j’entends toujours le verbe « aimer », lui, sans limite temporelle et en toutes lettres. À la craie et à l’encre. Le poème l’accueille.
IBH : Merci infiniment à vous, Isabelle Lévesque, de nous avoir accordé cet entretien.
I.L. : Je vous remercie, Isabelle Baladine Howald, pour la délicatesse de vos questions. Elles m’ont accompagnée ces jours en dégageant des lignes que j'ai suivies parfois inconsciemment.
Isabelle Lévesque, Je souffle, et rien, peintures de Fabrice Rebeyrolle, postface de Jean-Marc Sourdillon, éditions L’herbe qui tremble, 2022, 152 p., 18€


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