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(Note de lecture) Jacques Dupin, Face à Giacometti, par Mathieu Jung

Par Florence Trocmé


Giacometti/Dupin, l’œuvre incessante

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Giacometti a séduit nombre d’écrivains : ainsi Sartre, Genet, pour ne mentionner que les plus célèbres. Yves Bonnefoy consacre à l’artiste une monographie magistrale (1991). Le regard posé sur Giacometti est devenu, en soi, écrasant. Il réprime toute velléité de dire quoi que ce soit à l’endroit d’une œuvre qui, déjà, par ses propres moyens, impose le silence.
La parole de Jacques Dupin, par son exigence, et son retrait, continue néanmoins d’opérer une brèche insistante, d’ouvrir l’œuvre de Giacometti à elle-même. De la restituer, telle quelle, sans jamais prétendre en éventer le mystère. Tout l’inverse du découragement savamment prodigué par la critique réputée sachante ; à rebours aussi d’interprétations plus inspirées que véritablement inspirantes.
L’ouvrage de Dupin consacré à Miró est, lui, inspirant. En cela que Dupin veille à ne pas encombrer de ses propres considérations la peinture de Miró. Le Miró (1961, réédition augmentée en 1993) est sobre et puissamment informatif. Le rêve peut décoller à partir de pages d’où rien ne dépasse (près de 500 tout de même). Car c’est au lecteur de ce beau livre d’effectuer le franchissement, d’aller à l’œuvre. Dupin se contente alors de désigner le chemin. Ses textes sur Giacometti semblent exécutés d’une main plus tremblante. Éclats ou approches, ils visent à cerner autrement, de manière plus intuitive que méthodique.
Dupin a écrit la première monographie sur Giacometti (Textes pour une approche, 1962), mais il a laissé à Bonnefoy le soin d’établir la grande « biographie » de l’œuvre. Dupin a quant à lui disséminé plusieurs textes sur l’artiste. Excellente initiative des Éditions P.O.L. que de les réunir. Manque au sommaire l’entretien accordé par Dupin à Michael Peppiatt en 2012 (Europe n° 1073-1074, sept.-oct. 2018, pp. 282-304). Il vaut autant, sans doute plus, par la présence de Dupin que pour les anecdotes sur Giacometti : on y voit couler le sang d’un poète. Cette absence est largement compensée par la préface de Dominique Viart, qui donne idéalement accès au territoire que Dupin cartographie avec minutie — travail d’épargne, tracé en creux. « Nul doute : le poète est ici dans un pays de connaissance. »
Minutie ou peut-être pudeur face à l’œuvre peinte, dessinée, écrite ou sculptée, laquelle parle en définitive la langue d’un poète à qui il arrive, justement, de servir de modèle à l’artiste. Voir les images que l’on doit à Ernst Scheidegger, dont témoigne Dupin dans Éclats d’un portrait. C’est aussi, dans le film de Scheidegger (dans le livre qui en est tiré), le portrait de Dupin que l’on découvre. Si le poète fait partie intégrante de l’image, il n’intègre celle-ci qu’en partie seulement ; il parvient à s’en extirper pour en parler : « Je dois rester immobile, fixer les yeux du peintre, mais en même temps le questionner et lui répondre, en suivant un schéma préparé. Deux actions contradictoires difficiles à conjuguer. Je n’ai jamais su si j’avais tenu correctement ce double rôle ; du moins ai-je donné le change et le film a été tourné sans accrocs. » Le poète comme témoin de l’image — ou mieux encore, comme patient d’une image en train de se faire — consume les apories de pictura et de poesis, du geste et des immobilités tremblantes qu’il exige et qui le contiennent. Le regard du poète — véritable insight — est soudain parole lumineuse. « L’immobilité du modèle contraste avec le mouvement déployé par son image en devenir sur le tableau. À la fin, leur identification résolue révèle une irréductible distance, un fructueux désaccord. Mais il n’y a jamais de fin. »
Comme le suggère Viart dans sa préface à Face à Giacometti, Dupin se tenait vraisemblablement à idéale distance de l’artiste dont il a fait, à son tour, une sorte de modèle. Car de Dupin ou de Giacometti on ne sait plus bien qui est le modèle de qui, qui se modèle sur qui ou sur quoi. Et toujours cette pudeur de la part de Dupin : « Je ne puis en parler qu’en étranger, tout au plus en comparse qui se souvient mal, en victime bien décidée à entretenir le malentendu. »
Insight, en anglais, c’est l’intuition perspicace, le regard depuis le dedans. Lorsque Dupin parle de Giacometti, il parvient à nous décrire, depuis le dedans, les abrupts qui font l’intérieur de Giacometti, d’un geste indissociable d’un certain atelier, mythique, au 46 de la rue Hippolyte-Maindron. (L’abrupt étant, Jean-Pierre Richard l’a signalé, un des caractères essentiels de la poésie de Dupin, puisque « le gouffre est aussi bien en nous que dans les choses » (Onze études sur la poésie moderne (1964)). Surtout, le poète s’intéresse au geste de l’artiste, à la gestation de l’œuvre, à cette gestuelle même. « L’œuvre est en gestation, l’homme est en marche à l’intérieur de sa vision. » Insight, s’il en est.
Une œuvre est gâchée ou elle n’est pas. « Faire ou défaire, ajouter et retirer, revenir sans cesse et ne jamais céder au découragement jusqu’à ce que la tête esquissée se rapproche de la tête vue qui n’est pas la seule tête réelle au sens anatomique mais la vision et la vérité de la tête dans les yeux de Giacometti. » Importance du gâchage préalable. Ce n’est pas nécessairement le sempiternel ratage beckettien. Plutôt un ravage salutaire par où tout n’aura de cesse : « Antériorité de la destruction qui ouvre un espace vierge. »
On rapproche facilement Beckett et Giacometti. Tout nous y encourage, et les analogies abondent. On l’a dit et répété : la silhouette du vieux Sam traverse le vingtième siècle à la manière d’une sculpture de Giacometti, et Viart de nous rappeler dans sa préface que ce fut Giacometti qui fabriqua l’arbre d’En attendant Godot. Gâcher n’est pas rater. Ce sont, chez Beckett et Giacometti, des ravages complémentaires, semblables mais opposés, des manières bien distinctes d’en finir encore. Gâcher n’est sans doute pas du registre de la foirade. Gâcher, c’est se maintenir dans un ineffable début. « Si la forme retrouvée contredit la substance informe dont elle provient et dont elle est pétrie, elle garde encore le stigmate de sa terrible naissance. »
Gâcher ou préparer le plâtre. Lisant Dupin parlant de Giacometti, je rêve au sculpteur (que ce soit au fond Diego ou Alberto importe au fond assez peu) élaborant la matière dont seront faits des corps et des têtes. Je ne vois pas Beckett s’occuper de plâtre.
Giacometti disait sculpter « pour en finir ». Mais, redisons-le, c’est aussi bien une affaire de commencement. Gâcher, processus sans doute intransitif — comme une mise au monde éperdue. Les débuts inlassables du monde. L’inchoatif même, son impossibilité. Dupin le dit bien : il s’agit chez Giacometti d’une « naissance abrupte et infinie et plutôt que [d’une] œuvre inachevée, [une] œuvre incessante. » Pour commencer encore ? Voire — « … le travail de Giacometti commence, le travail de Giacometti sans commencement se poursuit. »
Mathieu Jung
Jacques Dupin, Face à Giacometti, édition établie et présentée par Dominique Viart, P.O.L., coll. « #formatpoche », juin 2022, 15€.
 


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