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(Note de lecture) Jean Frémon, La vraie nature des ombres, par Cédric Kerguélennec

Par Florence Trocmé

A l’ombre de deux mystères en fleur

Frémon  la vraie nature des ombres
En 2000, La vraie nature des ombres rassemble sous un même titre et une même ombre, une quarantaine de textes vifs publiés entre 1991 et 2000 qui circulent rapidement entre deux pôles : le mystère de l’écriture et le mystère de la forme, polarité à l’œuvre et toujours magnétique dans La gloire des formes en 2005 puis Le miroir magique en 2020, puisqu’à Paris et New York où Jean Frémon dirige des galeries qui la renouvellent.
Imprévisibilité des formes. L’ouverture est un coup de maître, elle montre le mystère de la forme dans son plus simple appareil. Jean Frémon va à l’os et s’approprie une anecdote prêtée à Giotto et parvenue jusqu’à nous depuis Les vies de peintre du florentin Vasari publiées en 1568. Le mystère est montré, il donne le ton mais il demeure, rien dans les autres chapitres ne le désamorce, « Nous ne savons rien ; rien de ce qu’est vraiment prendre, du bout du pinceau, de la couleur sur une palette et la poser sur un panneau ». Nous, ici, c’est l’homme, qui peut toujours décrire l’acte de peindre de l’intérieur, décrire le cérémonial de l’extérieur, la fin, elle, est connue : « Le peintre se lève le matin et se met au travail, il prépare ses pinceaux, ses couleurs, sa toile, il regarde le jour qui monte par la verrière, il ne sait pas ce qu’il va peindre mais il sait qu’il va peindre. Il commence par des lignes, des taches, des frottages qui n’ont pas d’autre sens que de couvrir la blancheur insolente de la toile ». Les possibilités apparaissent vite, les envies affleurent, le trop menace, le peintre garde prudence, « il veut peindre et non figurer », on est en 2000, « et c’est seulement à l’intensité d’une tache qui en recouvre une autre, à la vigueur du trait qui les unit ou les sépare, qu’il confie le soin de dire son souci, son tourment, sa joie d’être peintre et de ne pas savoir pourquoi » (p.89). Sisyphe peut-être mais peintre d’abord.
Pendant ce temps à Paris, à New-York, sur toile les formes prolifèrent. Frémon est patient. L’inquiétude ne le taraude pas. Il guette. La peinture d’Yves Klein et celle de Lucio Fontana se font concurrence ? Il l’attrape au vol sur la côte. Mondrian et Duchamp tirent leur plan ? Il en dévoile l’échiquier du rêve. Le théâtre de Beckett et les rythmes du peintre Robert Ryman se complètent ? Il en raconte la trame parisienne. Le mystère de l’écriture et le mystère de la forme, il les aime, il les prend au sérieux, et autant que possible plutôt par le recours à la litote.
C’est un goût (« L’émotion, à dessein je me contenterai de ce terme des plus flous, ce bien commun à partager entre auteur et lecteur, n’est pas dans le fait mais dans sa relation »), c’est-à-dire une pré-disposition qui n’est pas celle de la légèreté ni du bondissant (« Poids du corps, injonction de l’écrivain à lui-même » (p.177)). Mais c’est aussi le fruit d’une décision, une de celle qui ne se lit pas tous les jours, une décision tout aussi digne d’un incipit que d’un roman qui le mettrait en musique : « Le monde existe, mais somme toute assez peu » (p.246). On relit, c’est inédit, on attend la suite. Elle prend place en atelier plutôt qu’en chaînes d’infos continues : « Il est loisible en tous cas de le représenter sous des formes multiples et contradictoires » à pister, à dénicher, à célébrer.
Elles ont les apparences des dessins de Katsushika Hokusai au Japon du XVIIIème siècle ou de Saul Steinberg à New-York au XXème siècle auquel Jean Frémon a déjà consacré un ouvrage, et pour cause, le mystère des formes tient aussi causette au dessinateur du New Yorker dès le matin dans son atelier de Long Island : « Je cherche quelque chose, quelque chose de nouveau. Il faut d’abord se débarrasser du connu pour entrer dans l’intéressant » (p.116) qui, lui, patiente.
A Paris, à New-York, Frémon guette et après quelques décennies de pratique il peut finir par border un peu du mystère dans l’énoncé suivant : « Qu’est-ce qu’une forme ? Une volonté qui prend corps. Pline raconte que le jeune ourson est une masse amorphe, c’est la mère qui, en léchant le nouveau-né, lui donne forme. Toute forme révèle l’intention d’être. Le réel est un ourson non encore léché. »(p.147). C’est tout? C’est tout. Et le mystère de l’écriture, bordé aussi ? Vite, une litote.
Le fin mot attendra. Jean Frémon est conséquent, il a un peu lu, un peu bu, un peu vu : « L’homme est faiblement informé des motifs profonds de ses actes » (p.79). La vraie nature des ombres se passera donc de l’étude du moi, de l’égo et du pathos ; « le sentiment déferle, toute l’affaire est maintenant de le contenir ». Plusieurs chapitres s’attaquent aux ombres de l’écriture. Rien de frontal, que de l’oblique.
Dans Les limites de la confession, Jean Frémon avoue qu’il ne croit pas à la vérité, ni à celle de l’homme qui se confierait à travers l’auteur, ni à celle de l’écriture qui dirait le vrai sur une situation. Gustave Flaubert a mis en formule cette situation de celui qui parie sur la matière de l’écriture : « Il me semble que je traverse une solitude sans fin, pour aller je ne sais où. Et c’est moi qui suis tout à la fois le désert, le voyage et le chameau » et les ombres si on lit bien.
Le texte Le poids du corps rappelle que l’être de langage est pris dans la forme narrative malgré lui, « chaque jour nous prenons part à des histoires qui semblent avoir été inventées par quelques fantaisistes » (p.173) or « les histoires sont d’étranges miroirs déformants ». Dès qu’on narre on erre. Le vrai, final et total, attendra, surtout chez un auteur qui aimait « l’idée que nos langues ne fussent pas figées, que tout pût s’infléchir, que le flou d’une notion fût aussi sa richesse » (p.152). Le tout met le nouvelliste en veine pour raconter un concours de peinture organisé par un Shogun, pour découper et remonter la mise en bière d’un nain mise en poème par Beckett, pour ménager ses effets et préparer la chute du portrait du facétieux Saul Steinberg. La voici.
En 1978 l’illustrateur du New-Yorker dispose ensemble en un dessin que je ne suis pas près d’oublier, avec peu de lignes et beaucoup de blanc, une bouteille de vin, un livre et une peinture de paysage et d’horizon au mur. L’étiquette de la première indique déjà bu, la couverture du second titre déjà lu, le dernier au mur s’intitule déjà vu. Pas longtemps, si on comprend bien La Nature Vraie des ombres, où le lendemain matin en se levant, en préparant ses pinceaux, ses couleurs, sa toile, le mystère tourné vers la lumière de la verrière se remet à la besogne illico.
Cédric Kerguélennec

Jean Frémon, La Vraie Nature des ombres, édition P.O.L., 304 pages, 20€.
Présentation du livre sur le site de l’éditeur


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