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(Note de lecture) Gérard Titus-Carmel, Travers du temps, par Michaël Bishop

Par Florence Trocmé


Gérard Titus Carmel  travers du temps‘Un soudain changement de perspective, un basculement de l’espace’, lit-on dès la première ligne de ce livre, à la fois long poème bipartite accompagné, de façon intermittente, de proses plus contextualisantes, et suivi de ‘notes d’après-coup’, espèce d’envoi intitulé Fixé sous verre. Ajoutons tout de suite que l’expérience qui sous-tend le poème s’offre comme celle d’une défiguration ou troublante refiguration, un travers, un mal, un malheur, une difformité surgissant dans la texture même de ce qui est, tout comme dans notre façon de vivre-voir-saisir cette étance, notre présence au monde, comme Titus-Carmel l’appelle ailleurs. Et n’oublions pas le poids implicite et non négligeable des deux épigraphes qui lancent le poème vers sa pleine articulation. La première, de Philippe Jaccottet, semble nous rappeler l’immensité des mathématiques à la fois physiques et métaphysiques de l’être. La deuxième, de Jacques Dupin, soulignerait plutôt – ‘âpre est la langue après la morsure’ – le caractère rêche, amer même, de la langue inscrivante après l’expérience vécue, ses insuffisances, la douleur ressentie de son faire, son poïein, mal formé, difformant, malgré tout, ‘après tant d’années’, comme écrivait Jaccottet vers la fin de sa vie.
Basculer dans l’espace, c’est se sentir radicalement désorienté. Tout bouge, l’immédiat, le lointain, l’horizon, tous les repères qui donnent l’illusion de notre stabilité au cœur des choses connues, nommables, spatialement et temporellement situées. Toutes nos équations ontologiques tremblent, notre langue nous ‘déserte’ (18), ne ‘restent [que] quelques gouttes brillantes à tes lèvres / et ces mots sont écume & blancheur pour avouer / que tu fus présent’ (18). Le sentiment même du monde disparaît, se transforme en un indicible, vivre et mourir deviennent presque synonymes dans ce ‘vide’ (62) qui, abrupt, inexplicable, bée, et cette crise ontologique s’avère, fatalement, crise, attaque, perturbation psychologique, l’esprit se trouvant impuissant à rattacher à l’expérience du monde une logique adéquate, juste, le poème obligé de combler ce vide selon ses moyens, pris pourtant dans le cercle vicieux de ce que Salah Stétié appelait l’inconnaissance, sorte de somnambulisme opérant la précaire mais résolue action, ‘fuyante claire’, comme suggère le titre du deuxième volet du livre, de son inscription poétique entre non-savoir et fascination, rêve et besoin d’ordre.
‘Travers du temps’, expérience également d’une largeur, d’un ‘seul’ (94) divisé selon les apparences contre lui-même, expérience d’une image-imagination traversée, traquée jusque dans ses recoins, ses obscurs secrets, son obliquité, sa profonde, son agaçante-magnétisante innommabilité. Qui ‘dépossède’ (92), exile (74), exige comme pour réaffirmer son insaisissabilité, que le poème – qui se doit de rassembler, d’orchestrer, de chanter – soit plongé, pour se réaliser, dans ce multiple, cet ‘infini’ (44), miroir à jamais changeant, se renouvelant, dans la longue et mouvante théorie de ce qui est vécu, de ce qui semble imposer son étance, à travers cette vitre catapultant la présence dans une altérité (53) vêtue d’ambiguïtés et d’ambivalences. Cet ‘opus incertum’ dont Titus-Carmel nous parle ailleurs s’avérerait ainsi le nom de tout, de ce qui fonde l’expérience ontico-psychologique et des mots qui en creusent l’écho, mouvante fabrication mosaïquée.
Cela dit, le poème et les proses qui travaillent extra-poétiquement, si je peux dire, comprenant qu’ ‘il nous est permis de recevoir / par effet de vertige une image du monde / tournant sur ses gonds’, y verraient-ils également ‘son avers d’innocence’ (120), une trace de l‘inhérence même de ce qui est sous forme, fatalement, de la pure subjectivité de ce qu’on est, ‘cantonné un peu plus en moi-même’ (129), en fin de compte ? Livre et expérience qui, ainsi, autoriseraient un possible; ‘me permettr[ai]ent de me projeter dans des dimensions inexplorées, en dehors des lignes de fuite établies’ (107) ; d’y plonger et savourer même cette ‘épreuve la plus verticale des nerfs / perdus à vif dans ce labyrinthe béant à ciel ouvert / au fond de soi’ (106) – ‘[m]e rassembl[ant] par-delà’, comme dit Jean-Philippe Salabreuil, que cite Titus-Carmel, afin de ‘faire taire cette taie qui me sépare de chacune des saisons du monde’ (102). Poème de la séparation, de la défiguration, se servant de sa propre inscription pour mieux vivre et soupeser les forces qui la fondent et la minent ? Plongée au sein de sa propre méditation, jugée infirme, déficiente, afin de la transcender, se hisser par ses propres et improbables moyens vers une convergence ontique depuis toujours crue absurde et pourtant rêvée dans chaque geste, chaque mot, chaque coup de pinceau? Un poïein ‘comme un jeu de rêves / en direction d’on ne sait quelle brèche / pour tromper la nuit’ (99) ?
Inutile de dire sans doute qu’ici, comme partout ailleurs dans l’œuvre exceptionnellement riche, diversifiée de Gérard Titus-Carmel, brille une étincelante et constante conscience d’une certaine beauté qu’au-delà, mais au sein de cette foisonnante poursuite d’un sens à creuser au cœur de l’expérience de son propre acte, celui-ci se sent destinalement poussé à reconnaître dans son surgissement, à générer, caresser, vivre. Une forme, dira-t-on; mais sans fixité, semant les mathématiques d’un esprit aussi fluide que ce petit blason exquis qui orne la couverture du livre sur lequel il veille, énigme et charme, grâce.
Michaël Bishop

Gérard Titus-Carmel, Travers du temps, Tarabuste, 2022, 147 pages, 16€


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