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(Anthologie permanente), Jean-Luc Parant, Soleil la nuit

Par Florence Trocmé


Jean Luc Parant  Soleil la nuitLes Presses du réel, collection Al Dante, publient un petit opus de Jean-Luc Parant, Soleil la nuit.
Extraits
« C’est quand nous ne voyons pas d’où vient la lumière qui nous éclaire que nous voyons l’intérieur des choses. Le soleil éclaire le ciel mais il éteint l’infini qu’il contient, il éclaire la terre mais il éteint l’univers. Le soleil nous a recouverts de peau pour pouvoir nous chauffer sans nous brûler. Nous sommes devenus visibles et intouchables mais la terre s'est retournée de l’autre côté où le soleil avait disparu, et nous sommes devenus invisibles et touchables ; et, en touchant, nous avons pu sentir l’intérieur du monde qui nous entourait et l’intérieur de notre corps qui battait et qui vivait.
Si la terre n’avait pas tourné sur elle-même, du côté nuit les hommes auraient pris conscience de l’existence de l’infini, et du côté jour ils ne sauraient même pas qu’il existe.
Sur une planète immobile, il faudrait que les hommes se déplacent, courent tout autour de la terre, pour retrouver ce mouvement qui nous fait prendre conscience de l’endroit où nous sommes. Nous marchons, nous nous déplaçons pour connaître ce que nous n’avons jamais vu, ni jamais su. Mais le monde tourne et avance autour de la lumière, et c’est ce mouvement continu qui nous a permis d’avoir un cerveau et une pensée. Sans la nuit d’un côté et sans le jour de l’autre côté, nous ne saurions rien et nous n’existerions pas où nous sommes. Nous serions perdus dans l’espace. C’est parce que le monde tourne que nous savons et que nous tenons sur la terre, car si elle était immobile sous nos pieds, nous tomberions dans le vide.
La nuit si le soleil est de l’autre côté c’est parce que nos yeux le sont aussi. L’autre qui voit nos yeux c’est l’autre côté de nos yeux, et l’autre qui ne les voit pas aussi. Car il y a toujours deux côtés à tout ce qui vit parce que tout tourne.
Si nous ne voyons jamais nos yeux comme nous ne voyons pas le soleil, une fois sur deux, c’est parce que nous n’avons jamais quitté l’intérieur du monde et que nous tournons toujours avec la nuit, dans la nuit. Comme si le jour et la vision du soleil dans le ciel étaient juste un arrêt dans le temps qui nous permettait de reprendre notre souffle pour vivre ici.
Il faut changer de lumière pour voir à l’intérieur. L’absence de soleil nous montre déjà ce qu’il ne nous éclairait pas. Car le soleil n’éclaire que l’extérieur du monde. Avec la lumière de ce soleil nous ne voyons qu’en surface le monde qui nous éclaire.
Il faut changer de soleil, le soleil dans le ciel nous cache le ciel, il délimite le monde et le referme sur lui-même. Si nous tournons sans cesse autour du soleil, c’est parce que nous cherchons une issue. Une issue à notre temps de vie sur la terre, mais aussi à nos yeux que le soleil éblouit.
Nos yeux peuvent voir à tout instant ce qu’ils n’ont jamais vu car tout est devant eux, mais tout s’est caché devant nos yeux que nous ne voyons pas, tout s’est caché devant nos yeux qui se sont cachés eux-mêmes à nos yeux. Nous ne voyons pas nos propres yeux sur notre visage comme lorsque nous ne voyons pas le soleil dans le ciel. Pourtant, si le soleil est toujours dans le ciel et nos yeux toujours sur notre visage, c’est parce que nous sommes alors de l’autre côté du ciel et de l’autre côté de notre visage. C’est parce que la terre a bougé et s’est retournée sur elle-même, c’est parce que notre corps s’est immobilisé d’un côté pour exister. Si le soleil est vu par intermittence dans le ciel par ceux qui sont de ce côté et par ceux qui sont de l’autre côté, nos yeux, eux, sont vus seulement par ceux qui sont de l’autre côté, et qui sont tous sans cesse de l’autre côté. Comme s’il n’y avait que nous-mêmes qui étions de ce côté et que nous étions seuls de notre côté et, de ce côté où nous sommes seuls, serions-nous alors aussi de l’autre côté pour ceux qui sont seuls de leur côté ?
Jean-Luc Parant, Soleil la nuit, édité par Laurent Cauwet, coll. Al Dante, Les presses du réel, 2022, 56 p., 10€, pp. 22-24.
Sur le site de l’éditeur
Un poème-fleuve qui interroge notre être au monde avec une liberté à la fois nouvelle et atemporelle, comme si cette parole nous venait des origines.
« Nous ouvrons les yeux
comme si au cours
de notre voyage
dans notre tête
une étoile
dans la nuit
s’était tant rapprochée
de nous
qu’elle nous avait
éclairés
et que nous étions
sortis au-dehors
pour la voir briller. »
Soleil la nuit est le troisième volet d’une trilogie, commencée avec Soleil absent (2020) puis Soleil les autres (2021).
Grand nomade, poète et artiste, fondateur de la Maison de l’art vivant dans la Drôme, Jean-Luc Parant (né en 1944 à Tunis, vit et travaille en Normandie) est l’auteur de près de 200 publications, depuis ses premiers textes parus chez Fata Morgana et Christian Bourgois en 1976. Son œuvre poétique, toute entière portée par la question de la sphérité, est un regard unique posé sur le réel, cet impossible à voir et à saisir autrement que par les signes. « J’écris des textes sur les yeux pour pouvoir entrer dans mes yeux et aller là où mon corps ne va pas, où je ne suis jamais allé avec lui, où je ne me rappelle pas avoir été touchable. Pour aller là sur la page, dans ma tête, dans l’espace. Je fais des boules pour pouvoir entrer dans mes mains et aller là où mes yeux ne vont pas, où je ne suis jamais allé avec eux, où je ne me rappelle pas avoir été visible. Pour aller là dans la matière, dans mon corps sur la terre. »
Jean-Luc Parant expose ses œuvres, entre autres, à la Fondation Maeght, au Centre Georges Pompidou ou encore au Musée d’art moderne de la ville de Paris.


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