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(Note de lecture) Franco Fortini, Feuille de route, par Christian Travaux

Par Florence Trocmé


Franco Fortini  feuille de routeTout poème est de circonstance, déclarait Goethe à Eckermann, en septembre 1823, parlant de ses propres poèmes. Et il ajoutait : « Autrement dit, il faut que la réalité fournisse l’occasion et la matière. Un cas singulier devient général et poétique du fait précisément qu’il est traité par le poète » (1). C’est assez dire, me semble-t-il, combien toute poésie est faite de la matière même du réel, qu’elle transcende et qu’elle chauffe à blanc. En temps de guerre, c’est là, sans doute, où la fusion est la plus haute, la plus complexe, entre le brasier du langage et le métal gris du réel. Feuille de route de Fortini date de 1946. Le poète a à peine 30 ans. Et, de 38 à 45, il écrit des textes qui gardent, de ce feu incandescent, un peu de cendres, un goût de soufre. Et une force que les poètes n’ont pas toujours, dans tous les livres de poésie, aujourd’hui.
Trois sections bien différentes, et qui montrent que Fortini n’est pas poète d’une seule voix, d’une seule tonalité. « Les Années », des poèmes de guerre, certainement les plus célèbres. « Élégies », des poèmes d’amour. Et « Autres vers », des textes divers. Et, dans chaque section, le désir, la tentation de faire pour que la réalité, ou l’histoire de ces années noires que l’Italie a traversées durant la Seconde Guerre Mondiale, et la poésie se rencontrent. Des distiques (pp.12, 13, 33, 34, 47). Des chœurs (pp.20-21, 64). Des chansons (pp.22-23 et 61-62). Un manifeste (p.28-29). Des sonnets (p.49). Ou une imitation du Tasse (p.63). Tout, pour dire, tout du langage, pour que la parole garde trace de ce qu’on vit, de ce qu’on a vécu (amour ou guerre) et qu’elle en soit non le témoin, mais la flamme, la flamme vive, la flamme haut dressée où s’entendent les appels et les cris des morts, des injonctions face aux vivants qui subsistent, qui résistent encore. Et les voix, les voix de l’amour et de la colère mêlées, quand tout est si prompt à finir, à disparaître à tout jamais.
C’est pourquoi Fortini dit « je » quelquefois, mais bien souvent « nous », parlant au nom des déportés (pp.20-21), des réfugiés (p.26) des partisans (p.27), des camarades (pp.17, 24), de tous ces justes qui, selon lui, subissent encore tout ce que la guerre a laissé (p.14). Des villes détruites, « marquées », ridées « comme des visages » écrit-il (p.16), des villes ennemies (p.11), car elles ont cédé au fascisme, des visages ennemis (ibid.). Et la peur, la peur de sortir, la peur tellement que c’est même le paysage qui fait peur (p.15). Ou bien la honte (p.28). L’Italie, qu’il nomme « notre truie Italie » (p.29). Le présent qu’il dit insoutenable, fait d’une foule d’esclaves, de suiveurs, encore à la botte du fascisme (p.13). Et la nuit, partout, sur le monde (p.62). Il y a, sans nul doute, du courage à publier, sitôt la guerre achevée, dans une Italie où le fascisme a encore pied, un ouvrage où s’exposent « les têtes des pendus », « les ongles », « les dents des fusillés » (p.27), des manifestes contre « mon peuple canaille » (p.28), « mon peuple assassin » (ibid.). Et d’y faire entendre, en même temps, le chant des derniers partisans ou un chœur de déportés.
De fait, la langue y est serrée, resserrée jusqu’à son noyau. Des vers courts, tendus, et fermés. Une langue dure, compacte et dense, celle-là même que l’on peut lire dans le Char des Feuillets d’Hypnos. La même force. La même frappe. Les mêmes énoncés lapidaires, où se dit la méfiance des mots autant que l’éclair de l’image. La méfiance, d’abord, pour les mots qui ont servi, en temps de guerre, à tant de discours enflammés, et dont – considère Fortini – il faudrait pouvoir se laver, se débarrasser de la honte qui y est encore accolée (p.12). Puis l’image qui tait plus qu’elle dit, qui laisse entrevoir sans montrer, qui expose l’histoire sans la dire, et laisse passer des lueurs, des lumières, des couleurs fugaces, dans un présent gris et détruit. Ici, l’image y est plus forte qu’elle y est d’autant plus rare, et plus fermée sur elle-même, sémaphorique. L’anti-prosaïsme facile, dont parle à bon droit Martin Rueff (p.145), dans sa postface éclairante, est la marque de cette écriture qui échappe à la rhétorique grandiloquente de l’engagement, tout en sachant être, parfois, étrangement douce et délicate.
C’est, notamment, le cas dans les « Élégies », ou les « Autres vers ». Là, l’auteur de Feuille de route retrouve le dolce stil novo, la grande tradition poétique de la lyrique amoureuse, les formes fixes (lettre, chanson, sonnet, madrigaux), et la langue pure de Pétrarque, la langue de Torquato Tasso, pour chanter l’amour qui finit, l’amour qui n’est plus, désormais, qu’au passé, qu’un regret sensible, les images d’un bonheur perdu. Toi, la « seule femme que j’ai aimée » (p.53). Toi, qui vas « plus libre, par les jours », tandis « qu’au bois je reste moi » (p.51, même s’il parle ici d’une ceinture, symbole de l’être aimé, souvenir de l’Aminta du Tasse). Toi, « ma compagne », « chère image d’amour » (p.41). Toi, dont « crie, crie une voix / Stridente, (le) nom » (p.40). Toi, dont j’ai mal (p.33). Toi, à qui « je resterai fidèle » (p.39). Une femme passe dans ces poèmes, innommée, et le lecteur sent ce que c’est que d’aimer follement. Fortini laisse s’écouler les paroles d’amour, comme dans les poèmes de guerre, il laissait voir des paroles d’espoir insensé se mêler aux cris de colère, et de révolte. Et c’est proprement bouleversant.
Aussi n’est-ce pas lire un seul livre que de lire, alors, Feuille de route. C’est lire, dès lors, tout à la fois l’amour d’un poète pour une femme aimée, qu’il a perdue, et la rage, et l’indignation d’un partisan de la liberté face aux traces que laissent, dans l’histoire, l’erreur et la folie des hommes. Aujourd’hui, que la guerre en Ukraine rappelle combien la poésie est si essentielle dans nos vies, si importante, par ce qu’elle exige de clarté, de conscience des choses et du monde, et de rêve pour la liberté, il serait bon de lire ce livre, de le relire, pour entendre le chœur magnifique des déportés qu’une guerre entraîne, ou occasionne, ou les plaintes d’un camarade mort. Les pendus, les fusillés, parlent et ils « nous demandent pitié » (p.24), et qu’on bâtisse, enfin, sur terre, sur la terre, la liberté.
Christian Travaux
Franco Fortini, Feuille de route, traduit de l’italien par Giulia Camin et Benoît Casas, édition bilingue, éditions Nous,, 2022,  160 p., 16 euros.


(1) Conversations de Goethe avec Eckermann, traduction de Jean Chuzeville, coll. « Du Monde entier », Gallimard, 1988, p.64.

Extrait (p.27) :

Chant des derniers partisans
Sur le parapet du pont
Les têtes des pendus
Dans l’eau de la source
La bave des pendus.
Sur le pavé du marché
Les ongles des fusillés
Sur l’herbe sèche du pré
Les dents des fusillés.
Mordre l’air mordre les pierres
Notre chair n’est plus d’homme
Mordre l’air mordre les pierres
Notre cœur n’est plus d’homme.
Mais nous l’avons lue dans les yeux des morts
Et sur la terre nous la construirons la liberté
Mais les poings des morts l’ont serrée
La justice qui sera faite.


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