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(Note de lecture) Emmanuel Carnevali, Le splendide lieu commun par Philippe Di Meo

Par Florence Trocmé


(Note de lecture) Emmanuel Carnevali, Le splendide lieu commun par Philippe Di MeoDe Rimbaud, Lautréamont à Dino Campana, l'histoire de la littérature, et de la poésie tout particulièrement, n'est pas avare en étincelantes comètes, l'œuvre d'Emanuel Carnevali (1897-1942) est de celles-là.
Pauvre émigré poussé vers le mirage, ou le cauchemar, américain par des rapports difficiles avec son père, dont il ne supporte pas le remariage, et des difficultés insurmontables avec l'institution scolaire de son pays natal, Carnevali se portera brusquement au cœur du débat poétique américain des années 1914-1920.
Ces années d'intense création littéraire et poétique révèlent une énergie peu commune, visiblement celle du désespoir d'un jeune homme de dix-sept ans enchaînant les emplois les plus misérables sans toujours manger à sa faim, dormant dans des antres sordides, partageant parfois ses chaussures avec un compagnon d'infortune, apprenant à déchiffrer l'anglais sur les affiches publicitaires et néanmoins animé d'un rêve de recommencement dont la poésie serait l'instrument approprié.
Il lit énormément : Rimbaud, Laforgue, Corbière, Whitman, Poe, Sandburg, Twain, London, Waldo Frank, traduit Giuseppe Prezzolini, le fondateur de la revue moderniste italienne La Voce avec lequel il correspondait, le philosophe Benedetto Croce, les écrivains et essayistes Giovanni Papini, Ardengo Soffici, les poètes Aldo Palazzeschi, Umberto Saba, peu ou pas connus à cette époque.
Il publie ses premiers poèmes intitulés Colored Lies dans The Forum puis The Splendid Commonplace dans la petite mais prestigieuse revue Poetry d'Harriet Monroe qui en 1918 lui décerne le Prix du jeune poète.
Infatigable, passionné, il publie deux essais - Cinq ans de poésie italienne, 1910-1915 et un Arthur Rimbaud - publiés dans la revue Others. Lors d'une soirée organisée par cette revue, Emanuel Carnevali et William Carlos Williams opposent leur conception de la poésie. Un article du jeune poète revenant sur cette joute apparaît comme un véritable ultimatum adressé à la revue Others. De fait, Williams sabordera sa revue quelques mois plus tard non sans avoir, relevons l'exquise et rare délicatesse, dédié sa dernière livraison à Emanuel Carnevali. Il publie dès lors dans les revues les plus prestigieuses de la période, comme The Little Review, à l'instar d'un Joyce ou d'un Pound, et devient quelques mois durant directeur adjoint de la revue Poetry.
Ses efforts pour surnager dans le quotidien et se faire reconnaître par la société littéraire seront contrecarrés dès 1920 par la maladie. Une encéphalite léthargique accable le jeune homme de vingt-trois ans seulement. Là aussi, il essaiera de lutter. Sur les conseils d'un médecin, il ira jusqu'à vivre en sauvage sur les collines ensoleillées bordant le lac Michigan, dans L'Indiana. Il n'en terrassera malheureusement pas pour autant son mal. Hospitalisé à Chicago puis à New York, il est finalement rapatrié en Italie où il est admis à l'hôpital de Bazzano.
Ses amis américains font preuve d'un admirable dévouement. Robert MacAlmon lui offre rien moins qu'un an de séjour dans une clinique privée, par exemple. Tous l'encouragent à écrire. Certains d'entre eux se cotisent même pour lui envoyer une machine à écrire, d'autres sollicitent des articles, des poèmes. Une vaste correspondance s'ensuivra. Notamment avec Kay Boyle qui publiera en 1967 The Autobiography of Emanuel Carnevali.
En 1924, les médecins ne lui donnent qu'une espérance de vie de trois ans. C'est alors seulement que le fidèle McAlmon commence à recueillir les écrits dispersés de Carnevali.
En 1925, Robert McAlmon, fonde à Paris les éditions Contact (Contact Publishing Company avec l'imprimeur dijonnais Darantière) où il publie A Hurried Man, titre on ne peut mieux choisi pour une telle personnalité. Ce sera en tout et pour tout le seul livre publié du vivant de son auteur.
S'arrêtant sur Carnevali, Régis Michaud, professeur détaché aux États-Unis écrira dans son Panorama de la littérature américaine contemporaine : " Il était réservé à un émigrant italien de purger la poésie américaine de tout artifice. [...] Pendant que les imagistes pillaient les musées et bibliothèques, Carnevali butinait sa poésie dans les bouges et les ghettos de New York. " Dans son Anthologie de la poésie américaine, un critique américain tel Eugene Jolas évoque, pour sa part, " un des plus grands poètes de notre époque ".
En 1931, à la demande d'Ezra Pound, Carnevali traduit les Illuminations d'Arthur Rimbaud puis le Canto VIII de son ami poète pour la revue Poetry et, dans la foulée, un article de Louis Zukofsky sur les Cantos pour L'Indice, une revue de Genève. Ce qui ne l'empêchera pas de se brouiller avec le poète américain auquel il reproche son engagement fasciste. Puis en 1932, paraissent les six premiers chapitres de The First God, publié dans sa totalité en français chez La Baconnière sous le titr e Le Premier dieu (1), une autobiographie intense comme une braise incandescente. À lire et à relire avec ses poèmes dont elle constitue le contre-chant picaresque souvent déchirant.
Il mourra en 1942 étouffé par un morceau de pain, ce pain qui lui avait longtemps manqué lors de son séjour américain...
Carnevali sera redécouvert, presque fortuitement, par des historiens de la poésie américaine puis, enfin, traduit et publié en Italie par le prestigieux éditeur Adelphi, en 1978. Son pays d'origine s'étant jusque-là très peu intéressé à son travail. C'est une véritable consécration. Une révélation aussi.
La fraîcheur de son ton, son souci de dire le quotidien dans un style cassant les codes littéraires de son temps, en font un jalon non négligeable de la poésie contemporaine aidant de surcroît à mieux comprendre l'histoire de la poésie américaine du XXe siècle. Les critiques américains ne s'y sont pas trompés.
Son œuvre offre en outre un cas remarquable d'écriture alloglotte - comme le XXe s. en compte un certain nombre, souvenons-nous, parmi d'autres, d'Alberto Savinio écrivant en français ou de James Joyce dans la langue de Dante -, celle d'un Italien s'appropriant l'anglais des États-Unis. La matière est donc particulièrement riche, qui appellerait de beaux développements.
Emanuel Carnevali, Le splendide lieu commun, Édition bilingue, Traduit de l'anglais (États-Unis), par Jacqueline Lavaud, La Baconnière, 2022, 252 p., 20€
Philippe Di Meo
(1) Emanuel Carnevali, Le Premier dieu, traduit de l'italien par Jacqueline Lavaud, La Baconnière, 2015.

Extraits

MENSONGES COLORIÉS
I
En long alignement les maisons
Ont le visage rouge, brûlé par le vent.
Cercueils d'air figé
Au regard lourd, stupide,
Elles font signe aux vents qui leur soufflent
Au visage une joyeuse injure -
Vieilles filles
Ravalant dignement leur haine
Face à l'allure impudique
De grandes jeunes filles aux jupes virevoltantes.
Elles ont le visage rouge, brûlé par le vent.
Souriant,
Elles essaient dignement
De faire un mensonge rouge
Juste un instant
En long alignement
Tandis que soufflent les vents.
II
Les hommes s'habillent de bleu, de noir, de gris
Et ce sont les trois couleurs du ciel.
La haine, l'amour et la bonté se mêlent dans l'espace
D'une veste boutonnée sans grâce.
Car le ciel
Regardera
Si doucement vers le bas
Et à ces hommes demandera le comment et le pourquoi,
Alors ces choses minuscules affairées sous une veste
Cacheront leur mécontentement,
Et s'en iront en rampant
Vêtues de bleu, de noir, de gris -
Ce mensonge tricolore
Trahit
Le grand ciel innocent, qui regarde gentiment...
Oh, cette intrusion
Sèmerait la confusion
Dans la poitrine de ces hommes
Qui s'en vont en rampant
Cuirassés de mensonges en noir, en bleu et en gris.
(Janvier 1918)
QUARTIER GÉNÉRAL DE LA DOULEUR
4. MORPHINE

Je contemplais un monde intime
peuplé d'images mutilées.
Soumis à une violence impétueuse
les nuages voguent lentement vers moi.
Et dans ces nuages dispersés
en grand désordre,
les gnomes du demi-sommeil
jouent une sombre comédie.
Les bras pendaient et s'étaient décrochés
de leurs attaches
et les jambes avaient une volonté bien à elles.
Avec le glaive étincelant de mes yeux ouverts
je m'ouvris un chemin parmi les gnomes du demi-sommeil
qui attaquaient ma tête - forteresse sans défense.
Il y eut un flottement, une hésitation,
puis les gnomes voguèrent vers l'infini
sur un rayon de soleil.
Ils revinrent, ayant apporté
de mes nouvelles à l'infini,
et je fus bercé de nouveau vers un sommeil décousu.
(Janvier 1925)


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