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(Note de lecture) David Mus, Saillie par Guillaume Curtit

Par Florence Trocmé



David Mus  saillie« Les livres de David Mus sont presque toujours associés à la marche à pied, à l’état de qui-vive que peut procurer cette activité, état toujours prompt à transcrire les premières proximités », écrit Mathieu Nuss dans une note de lecture sur Tableaux romains / Quadri Romani (éd. Empiria) parue en 2020 dans Poezibao (5 août 2020). Comme chez Du Bouchet, on retrouve chez David Mus une volonté, à l’origine de l’acte créateur, de renouer avec la fraîcheur originelle de la langue par la marche, le pas. La poésie apparaît comme la forme par laquelle la langue, progressivement sous le pas du poète, recouvre une certaine vérité de parole, adhère et accroche à une matérialité auditive du mot que l’on pourrait rapprocher du concept d’image sonore. « Les yeux étant les organes de la vue, ceux de la vision sont les pieds » (Dehors plutôt qu’ailleurs, 4ème de couverture), constate l’auteur. « La langue qui répond de sa matière, c’est la poésie », lit-on en encore en quatrième de couverture de De l’air en vers. La poésie est précisément le résultat objectif du dialogue fécond entre la chose matérielle et son pendant intellectuel, voire spirituel, dans la langue. Ainsi la poésie n’use-t-elle du langage que pour faire parler la chose que le poète expérimente en entrant en contact avec elle par le biais d’un rapport verbal. La poésie fait éclore le sens caché des choses qui se prêtent aux pas du poète. Ces pas, comme dans un célèbre poème de Valéry, ce sont aussi bien un élan, une saillie comme dirait David Mus, qu’un doute exprimé sur les mots qui prend la forme d’une négation, d’une mystérieuse absence. Le poète oscille donc, dans son rapport aux choses, entre « douceur d’être et de n’être pas » (Valéry, « Les pas », v. 14), conscient d’une relation complexe et jamais sûre avec les choses en même temps que confiant d’une possible réunion des êtres par la persévérance intellectuelle qu’implique nécessairement la marche des mots dans la langue : « Ainsi à chaque pas c’est / la pierre sous le pied qui / met en mouvement le mot, / le mot de l’attente. // (Deux pieds font l’affaire, ainsi deux pierre comme deux / langues requises par l’inter - / locution, mue par la verve.) » (De l’air en vers, p. 5). Pour que le dialogue tienne entre la pierre et le poète, il intime à ce dernier d’écouter le parler de la pierre d’abord. La poésie, ici entendue comme « verve », permet en un sens de mêler la langue des choses avec celle du poète. Le poète marche, passe, et se retire paradoxalement en même temps pour laisser la chose entamer l’échange. Peut-être le poète ne marche-t-il vers nulle autre part que vers le verbe commun, unificateur.
Cette pierre sous son pas, c’est de l’air, du sens, qui fuite en vers : « Substitue /// une colonne d’air, celle, ici, qui régit la pente dans sa glissade / jusque sous les pieds, à celle qui m’aura hissé à son niveau trop / vite pour l’assigner au verbe // que revêtent marche et mur en marche. » (Saillie, p. 26) ; ou encore « Le pied ferme accroche l’obstacle, sur la colline glisse avec l’aube. / L’obstacle à surmonter / incline. » (Saillie, p. 39). La nomination poétique passe par l’occupation de la vacance, de l’espace vide. L’intervalle existant entre la chose et le poète accouche du sens des mots. La relation existe à condition que l’air passe. La langue poétique prend appui sur le vide vacant, le vers est respiration ; intériorisation du dehors et pulsations du dedans donnent naissance au mot de la chose : « dedans coule paisible / dehors », écrivait par ailleurs Antoine Émaz (« Calme cinq fois » in Peu importe, éd. Le dé bleu – Le Noroît). Il faut, pour que soit la poésie de David Mus, que les mots reprennent leur souffle initial. L’air est donc la raison d’être de cette poésie portée par le vent et rythmée par la marche. Le poète à chaque pas fait un appel du pied à la terre aussi bien qu’un appel d’air. De plus, la disposition typographique aérée, l’aménagement réfléchi – ou réflexif – des mots sur la page, engendre une forme-sens qui est comme un poème total.
Cette langue pure que le poète appelle de ses vœux nous apparaît à la lecture si authentique qu’elle semble plus vraie que nature. Elle provient du rien et n’a d’existence que si, comme chez Du Bouchet, ici se trouve en deux. C’est à cette unique condition qu’ici donne un lieu d’être à la poésie. C’est aussi pour cela que le poète progresse pas à pas, comme par une succession de négations. Le pas en tant que recul volontaire ou que retenue précautionneuse donne à la poésie d’exister, lui cède la place : « J’aurai donné à cela, / le disparaître de cela, / avec moi forme verbale, / double de mon double. » (Larevue* 2022, p. 49). Par le pas il s’agit pour le poète de renoncer à soi pour s’agréger totalement au paysage environnant : « Colline à outrance, homme à faire que personne ne fera, encore et / à toute allure, que faut-il en faire ? // Monte, s’offre, s’abat. // Je m’efface en pente, / m’enterre. » (Saillie, p. 6). Le poète avance en reculant soi-même, glissant dans le paysage, allant presque jusqu’à nier sa propre personne pour s’accomplir dans ce mouvement paradoxal de montée-descente : « (Parole, sa force étant surtout / de mobiliser : soit, Sauvez-vous, / taisez-vous, reculez, feu !) » (De l’air en vers, p. 11).
La poésie, toujours, est l’inconnue d’une équation que le poète tente de résoudre en se faisant l’inconnue même. Pour réduire la distance qui nous sépare d’ici à là-bas, il incombe au poète d’incarner cette distance, de la devenir toute afin de mettre à nu l’essence du « vrai lieu », pour reprendre des mots chers à Bonnefoy. Ici on entre dehors, on monte en bas, on explore et on expérimente le dérèglement de tout comme Rimbaud en son temps voyait déjà un lac monter et une cathédrale descendre (Rimbaud, « Enfance III », Illuminations). L’écriture de Davis Mus a peut-être pour objectif premier de se délester de la pesanteur de la langue pour apprécier le vrai poids des mots. Par la marche : prendre la langue à contre-pieds, la transcender pour enfin faire coïncider adéquatement le mot et la chose. Parfois, mais rarement, on pourrait croire que cela arrive : « Je tire colline de collines » (Saillie, p. 16). Mais le plus souvent le rapport reste ambigu et compliqué : « (Lac traduit ciel, tu vois, / lac / ciel et ciel / lac.) » (De l’air en vers, p. 3). C’est comme si le poète cherchait, dans la poésie, à trouver une langue cachée qui sache faire signe tout en se débarrassant du signe. Une langue dissoute dans la langue. Une langue du dessous, en deçà : « Avec le noir total sur - / venu et la nuit défaite / de l’ombre, la figure / de soi sur soi se défait. // En vue aucune victoire / de part et d’autre car / le double de soi ne double / plus son patron, la nuit. » (Larevue* 2022, p. 49). L’épuration maximale de l’écriture de David Mus coupe court à tout dogmatisme et donne à voir une langue qui se met en doute, qui se cherche dans la langue, qui se pèse et se soupèse, qui se pense à contre-pieds : « (Langue à l’écoute, gravée / dans la pierre du mot pierre / en creux.) » (De l’air en vers, p. 11).
En définitive, la force de la poésie de David Mus réside dans son obstination à ne reculer devant aucun obstacle, à se relever de ses chutes, à passer outre l’obstruction, parlant ainsi de « l’acte musculeux de la langue / qui parfois cale // ou bégaie, tombant court et / tombe, tout court… » (De l’air en vers, p. 12), renouvelant toujours son élan à dire ses aveux d’impuissance et reprenant souffle coûte que coûte, c’est-à-dire en continuant d’articuler verbalement dans la langue,  - parfois contre la langue, mais toujours par la langue - une expérience sensible du monde et des choses. Car « (Celui qui ne bouge pas ne peut / espérer émouvoir, voyez Narcisse / accroupi au-dessus de son image / céleste dans l’eau.) » (De l’air en vers, p. 12).
Magnifique d’exigence, d’intelligence, d’abnégation et d’authenticité.
Guillaume Curtit

David Mus, Saillie, Gravures de Julien Nègre, julien nègre éditeur, 2019, 52 p., 18€
Extrait (p. 7)
Branle
donné aux collines
   arrivé au mur
   nacre
la tranche du pâtis en face, crénelée par des générations de bêtes
à corne, le temps que la colline remonte de longues insomnies, que
je dis, mais retourne en avant à toute allure, roule à mon adresse
la langue où je vais.
   Avant plus strict qu’en moi la règle,
   règle collines et collines en vue
      d’un passage.
Me rendant à la rivière, courant sur
la descente de l’eau raide, furieuse au-delà
du gué, rappelle le mur qui se poursuit
sous chaque nom de colline.
   Grand matin
   arrive au versant.
Dont le galbe s’enflant vers nous livre la pente, fixe la marche
des collines,
   le mur referme la porte, reste dehors.


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