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(Note de lecture), Alexander Dickow, Appétits suivi de Un grenier, par Guillaume Boppe

Par Florence Trocmé



Le menu tortueux d’Alexander Dickow

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Spécialiste de Max Jacob – grand joueur de mots devant l’éternel –, Alexander Dickow ne cesse lui aussi de jeter ses textes dans le bain de l’imprévisible, de la surprise, de la déroute (« D’un poème à l’autre, il faut redistribuer les cartes, autant que possible. » (1)). Appétits, publié récemment à La rumeur libre et traduit de l’anglais par l’auteur himself, va permettre au lectorat francophone de pouvoir juger sur pièce qu’à la table dickowienne tous les jeux peuvent donc se faire.
Le menu d’Appétits est pour le moins pantagruélique car le voyage que nous propose Dickow est un va-et-vient ininterrompu entre les différents mondes qui forment le monde. Un court extrait de la Bible en exergue du livre annonce d’ailleurs avec quel entrain Dickow se dispose à prendre la parole : « Ta louange est dans ma bouche ». Une citation cependant contrebalancée sur la même page par une autre, tirée du livre sacré : « Tout le travail de l’homme est pour sa bouche, mais cela ne le satisfait pas ». Dickow annonce ainsi une dialectique qui est à l’œuvre tout le long de son ouvrage, un balancement entre un certain élan vital et une forme d’inquiétude existentielle dont témoigne un ton volontiers élégiaque.
La grande préoccupation de Dickow c’est de chercher comment le texte poétique peut à la fois jouer avec la normalité de la langue – voire la subvertir profondément – et néanmoins avoir un sens pour celui qui le lit ? (2) Et – de fait – tout au long d’Appétits il mélange les tons et les expérimentations formelles.
Dickow manie un humour qui n’est pas sans rappeler Queneau ou Desnos, mais aussi se rapproche de Mallarmé lorsqu’il joue de formes d’énonciations tortueuses. C’est peut-être dans le titre du poème « Langue incomprise », qu’on peut saisir ce avec quoi jongle ce livre : avec une langue à comprendre, donc, à la fois impétueuse, parlante, et proprement inaudible.
Le groupe de textes qui donne son nom au livre, « Appétits », est suivi d’un autre ensemble intitulé « Un grenier », directement rédigé en français. Cette suite porte sur la question de la mémoire, elle est agrémentée de collages réalisés par Dickow lui-même à partir de dessins désuets ou de gravures mystérieuses. Dans cet ensemble – encore plus que dans « Appétits » – l’auteur manipule des vocables étranges et des faux archaïsmes, des sortes de bégaiements, des espaces abscons dans le texte, des accentuations impropres au français, etc. (3)

Dans la partie « Appétits », autre préoccupation omniprésente dans l’écriture de Dickow : la question éthique et son lien avec la satire. C’est ainsi qu’autour du poème « Foule » il peut se montrer grinçant lorsqu’il explore l’absurdité de certains comportements humains.
En revanche à partir de « Floraison » il introduit un ton plus doux, faisant intervenir des topoï peu soupçonnables de post-modernité et de subversion : la pluie, la fleur… A le lire on se rappelle certains moralistes des XVIIème et XVIIIème siècles, mais aussi le lyrisme si particulier d’un Christophe Manon. Puis avec les trois courts poèmes que Dickow dédie à Celan on parvient à une des tonalités les plus sombres et délicates d’Appétits (« Où s’épavent / Les chante-noyades », « Des rides dans l’étoile-midi / Et percé de soleil »).
Enfin arrive un moment où Appétits lève littéralement le voile sur sa part la plus profondément sacrée. La place est alors laissée à une hantise existentielle simple et totale, ainsi qu’à la réponse qui pourrait lui être faite et qui est d’ordre métaphysique. Le dernier poème de la suite « Appétits » s’intitule « Emuna », terme hébreu qu’on traduirait approximativement par « Fidélité ». On peut y lire un final on-ne-peut-plus élégiaque : « Et nos cœurs éventés sont des coffres pillés / De réponses et d’espoirs faisant signe au pays ; ».
Mais le véritable final du livre, on le trouve dans les derniers vers de « Un grenier » : « Assemblage, ô unité, / comment se fait-il / que vous teniez / ensemble ? ». Ce thème paradoxal est repris deux pages plus tard, dans un ultime montage graphique basé sur une gravure ancienne. On y voit un homme dans son lit contempler un mur vide où est collé le terme « L’Union », au-dessous de la scène est ajoutée la légende « Je suis perplexe ». Référence à la vision que Max Jacob eût de Jésus et qui le mena à la conversion ? Simple représentation de notre interrogation humaine devant le monde tel qu’il va ? Avec Alexander Dickow sait-on jamais ?
Guillaume Boppe
 
Alexander Dickow, Appétits suivi de Un grenier, La rumeur libre, 2022, 130 p., 17€
1) Alexander Dickow, Déblais, Louise Bottu, 2021, p.37. Sauf précisions dans ces notes, les autres citations de titres et d’extraits sont tirées d’Appétits, Louise Bottu, 2022.
2) Déblais, p.26.
3) On ne peut s’empêcher de penser à Novarina, mais aussi à Volodine et à Ghérasim Luca.
Extrait (p.110) :

Portrait du poète en pholque phalangide
Mon toucher même est sérénade :
une caresse chantée à tue-temps
avec une voix comme jamais
et des airs couleur de nuit blanche
filant le long des promesses dévidées,
avec mes doigts pinçant la trame
des hiers et mes doigts à peloter
les encoignures les plus étroites,
mes doigts longs à troubler même l’oubli
au galbe inégalable.


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