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(Carte blanche) à Christian Désagulier, To kiss Van Dongen

Par Florence Trocmé


To kiss Van Dongen *

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Il y a deux tableaux remarquables suspendus aux cimaises du couvent des Franciscaines duquel tous les crucifix ont été décrochés pour le transformer en musée, en défilé non plus de nonnes en robes chasubles noires et blanches aux cheveux longs, courts, blonds, bruns, roux ou châtains, s’il y a, cachés sous le voile, mais défilé de mode aux rupestres errants modèles désœuvrés en maillots de bain par les sables et les digues normands. Deux tableaux singuliers parmi cette collection dont on ne saurait dire de la Chimère-Pie (1895) et de l’Autoportrait-1935, lequel des deux est le plus véridique, lequel des deux, le symbolique, le réaliste.

Chimère-Pie, mi-cheval chinois noir à taches de couleur claire de lune, mi-vache blanche à taches noires de frisonne concitoyenne, génisse chevaline, bovine jument à l’étroit et ruante contre les quatre côtés du cadre qui l’empêche. Cheval-vache au flanc de palette réduite à ces deux non-couleurs, la potentielle et la concentration de toutes dans lesquelles Van Dongen plongerait un pinceau au bout en poils de chevache se répandraient toutes les fréquences de couleurs au contact de la toile.

Palette avec son corps de peintre peignant à même les tièdes peaux doucement halées des femmes qui arpentent les jetées. Opaques, limpides, modulées, passe un pinceau intercesseur de caresses jusqu’aux éclairs indolores que jetteraient les bijoux, choux, cailloux, genoux d’émeraude ou de diamant aux cous, poignets et doigts d’oblongues et diaphanes créatures à yeux d’hiboux, dia-femmes des bords de mer, doubles dénudées comme en parures diaprées de salons aux froufroutantes robes de hauts couturiers qui ne sont pas des marins d’eau douce.

Dans le second tableau intitulé sobrement Autoportrait-1935, le peintre pose devant lui en Apollon hiératique, ambigu, en Elstir échappé de Gomorrhe, dont il s’inspirera de ses traits pour illustrer La Recherche**. À moins qu’il se prenne en peinture à la manière d’Arno Breker en guise de malicieux sauf-conduit expressionniste au cas où le sculpteur lui lancerait à la façon d’un javelot olympique, comme à d’autres Fauves, une invitation à visiter l’Allemagne en 1941, ce qu’il ne pensait pas si bien peindre par anticipation ? Ici, il a remisé aux accessoires burlesques le costume de son Autoportrait en Neptune-1922, la perruque au couvre-chef de conque, le pagne en varech à ceinture de coquilles Saint-Jacques, le collier de perles en corail médusant à trois tours excentriques et le ras de cou à gros yeux verts noirs de Tahiti. Le harpon a pris la forme d’un petit pinceau tout aussi efficace pour subjuguer les poissons aux écailles précieuses parmi lesquels il fraie.

Nu des pieds à la tête, le célèbre barbu pose à près de soixante ans avec la même innocente impudeur que ses modèles, l’inquiétude en plus, au moment où l’épiderme commence à perdre de sa tonicité, altier debout le corps en forme de signe kabbalistique à la manière de William Blake dans Le Mariage du Ciel et de l’Enfer. Les muscles du torse, bras et cuisses fermement dessinés, la main gauche, à plat en appui sur un guéridon écarlate, et gauche elle l’est pour se retenir de trébucher, le peintre haltérophile se peint au pinceau pincé dans la main droite, et droite elle l’est à l’instant d’apporter la touche ultime de couleur au tableau, lorsque la pointe du pinceau coïncide avec la pointe du pinceau et que sa baguette magique le fige.

Drôle d’autoportrait en costume d’Adam où le tragique le dispute à l’ironie, qu’il dote à l’immédiat arrière-plan d’une Ève aux anges toute en épaules, taille et hanches idéales comme en 8 en forme d’infini à pubis vénitien tandis qu’elle se contorsionne à l’attraction de son, de notre regard futur dans son dos en consentante otage pour toujours comme en a décidé le créateur de son image pour attirer sur lui notre attention.

Je parle d’un peintre en été perpétuel que la blonde lumière normande, estompée des bleus de ciel et de mer, inonde de gaité comme de grave mélancolie, un peintre qui mue et se dénude à chacun des coups de soleil de ses tableaux, dont les pas sur les planches qui longent le front de mer résonnent encore sans qu’on puisse affirmer que le bruit de ces pas vient d’en dessous ou soient ceux d’un fantôme.

* Pour embrasser Van Dongen
** À la recherche du temps perdu, Gallimard, 1947.

Exposition Kees Van Dongen, "Deauville me va comme un gant", musée Les Franciscaines de Deauville, jusqu’au 25 septembre (derniers jours).


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