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L’Afrique dans les arts plastiques en Haïti

Publié le 24 novembre 2023 par Aicasc @aica_sc

En 1928, Jean Price-Mars (1876,1969), docteur en médecine, diplomate, publiait son célèbre Ainsi parla l’oncle. Avec l’intention de mettre en valeur une culture proprement haïtienne, il écrivait : « Soyons nous-mêmes aussi profondément que possible.   Soyons non pas des Français colorés mais des Haïtiens tout court… Le moyen le plus certain de nous retrouver et de mettre fin à notre aliénation c’est de prendre conscience de la valeur de notre patrimoine ancestral qui s’est conservé intact dans la culture populaire ».  Il valorisait ainsi la race noire et, avec elle, la culture africaine.  Cet ouvrage eu une portée sociale et culturelle d’autant plus importante qu’elle intervenait dans le contexte de l’occupation américaine d’Haïti.  Il eut cependant peu d’effet direct sur les arts plastiques. 

Durant « l’occupation », il y avait une volonté sans précédent de l’Haïtien d’articuler cette représentation qu’il devrait, qu’il voudrait se donner à lui-même et à autrui. Même s’il s’agit d’une évidence, il est bon de préciser que des questions comme l’identité, qui préoccupaient les intellectuels, les artistes des élites et des classes moyennes, laissaient indifférente une grande partie sinon la totalité de la classe ouvrière et de cette paysannerie dont parle Price-Mars.

Avili par « l’occupation », l’intellectuel haïtien recherchait ses semblables de manière à passer du moi au nous.  Il s’est accroché à la notion de race ; c’était le temps de la Négritude.  Le sentiment nationaliste est alors renforcé et tout ce qui est haïtien devient motif de fierté.  Il idéalise. C’est la naissance de l’indigéniste en littérature car dans de telles situations, le langage prend de l’importance.  Et puisqu’il faut partager des émotions, dire ce qui est haïtien, ce qui rend l’Haïtien fier, il recherche tous les moyens possibles de communication.  C’est ainsi que l’indigénisme s’étend aux arts plastiques, à la peinture et à la photographie principalement. 

En passent à ce régime de singularité, les artistes haïtiens faisaient quand même des compromis.  Comme les écrivains qui utilisaient le français, langue qui leur était familière, les peintres indigénistes ont utilisé des techniques occidentales proches de l’académisme ; techniques qui à eux aussi étaient familières. Mais, ils adoptent le manifeste, cet emblème du monde artistique moderne, pour valoriser leur statut d’opposant à l’individu collectif qui s’appelle « l’occupant ».  Ecrit ou non, ces manifestes des années 30-40 valorisaient le paysan, l’homme simple et prenait dès lors un caractère social qui était toutefois problématique puisqu’ils entrainaient une désapprobation de l’artiste par son propre milieu, mettant du même coup en évidence cette dualité crée par l’existence, sur le même territoire, d’une élite et d’une classe moyenne occidentalisées, d’une part et, de l’autre, une masse rurale de traditions africaines. Cette dualité se retrouvait et se retrouve encore dans les oppositions : catholicisme/vaudou, français/créole.  

Dans les années 1930-40, artistes, hommes de lettres et intellectuels se réunissaient en cénacles. Avec une passion pour le présent et une vision de l’avenir, ils se donnaient comme objectif le progrès social en jetant, comme le proposait Price-Mars, un pont entre les masses et les élites afin que celles-ci remplissent, comme il se doit, leur rôle social. C’est dans cet esprit que Pétion Savain (1906-1973) publie en 1939 son roman paysan La case de Damballah qu’il illustre par un ensemble de gravures montrant la paysannerie. Savain était aussi peintre.

L’Afrique dans les arts plastiques en Haïti

Parmi ces illustrations il y a les premières représentations connues de cérémonies vaudou par un artiste haïtien.  En décrivant par l’image et par l’écrit la vie et les traditions religieuses de la paysannerie, Savain pensait sans doute se positionner comme un haïtien vrai mais quelle part de cette « haïtianité » était africaine?  Bien entendu, il s’agissait de représenter une classe sociale que les affirmations de Price-Mars proposaient comme des Africains transposés en Amérique. Bien entendu, ces images montraient des pratiques religieuses d’origine africaine. Mais c’était là bien peu de références faites à l’Afrique.

La vérité est que Savain et ses collègues indigénistes ont créé en toute honnêteté des images de paysans et paysannes vus au travers de leur éducation européenne, de leurs appartenances sociales et des idées dominantes de l’époque.   C’étaient donc des images qui donnaient forme et dignité à ces populations rurales de manière à exalter un sentiment de fierté nationale.  Cet art considéré aujourd’hui comme superficiel donnait en réalité la primeur à la forme sur le contenu.  Et, jugée souvent hors de son contexte historique, la peinture indigéniste a porté certains, des auteurs américains en particulier, à avancer que ces artistes des élites et des classes moyennes voulaient totalement occulter ce qui est africain dans le but d’éviter toute association au primitif, au tribal.  Cependant, dans ce qu’on connaissait à l’époque de l’art populaire, il n’y avait rien d’Africain. C’est en vérité vers la deuxième moitié des années 1940 que les regards tournés vers les temples vodous ont permis de réaliser qu’il existait de petites sculptures liées au rituel, des asseins dont la forme et les valeurs pouvaient en effet être liés à l’Afrique.

L’Afrique dans les arts plastiques en Haïti

L’idée d’une paysannerie ayant conservé intactes les traits de cette Afrique mère, idée que renforçaient les écrits sur Haïti par l’occupant américain, ont eu pour effet de créer chez des intellectuels et artistes afro-américains, dans l’esprit de la Harlem Renaissance, un intérêt pour cette terre avec laquelle ils pouvaient s’identifier.  Mais cette idée avait par ailleurs projeté d’Haïti l’image d’une terre où le touriste américain en quête d’exotisme pouvait retrouver des pratiques magico-religieuses transportées de l’Afrique dans les Amériques.  C’est ainsi que dans les années 1950, alors que l’industrie touristique connaissait un développement exponentiel, on pouvait trouver dans les boutiques de souvenirs en Haïti toute une variété de statuettes et de masques d’inspiration africaine. Mais, ces quelques exemples suffisent-ils pour faire de l’art haïtien un art néo-africain? 

L’Afrique dans les arts plastiques en Haïti

A la fin des années 1940, alors que toute l’attention de la critique étrangère se portait sur les productions d’artistes populaires haïtiens dits primitifs, apparaissent dans les œuvres d’artistes entrainés, dits modernes, une volonté d’établir un lien avec une esthétique africaine.  Étonnement, ce lien s’est créé par l’intermédiaire de peintres de l’avant-garde cubaine visitant Haïti entre 1944 et 1946.

L’Afrique dans les arts plastiques en Haïti

Ces artistes cubains, avaient eux-mêmes découvert l’Afrique par le biais d’artistes comme Picasso, Matisse… qu’André Breton appelait «les peintres européens dévoreurs des arts primitifs d’Afrique».  De plus, les liens d’amitiés existant entre le poète martiniquais Aimé Césaire et le peintre cubain Wifredo Lam, par exemple, ont permis une réévaluation du statuaire africain, dès lors considéré comme une part de l’héritage caribéen.  Les formes que proposaient ces sculptures vinrent ainsi à être une source d’inspiration vitale de l’art caribéen qui entrait dans la modernité.

Dans le cadre d’une recherche identitaire, était créé à Port-au-Prince, en octobre 1941, le Bureau d’Ethnologie à l’initiative du poète et romancier indigéniste Jacques Roumain (1907-1944). A ce bureau, sans qu’on ait pu en définir la provenance exacte, il y avait quelques statuettes et masques africains qui ont inspiré certains dessins du Cubain Carlos Henriquez (1900-1957) durant un séjour en Haïti.

L’Afrique dans les arts plastiques en Haïti

La comparaison de l’un de ces dessins avec un fusain de Lucien Price (1915-1963), de la même époque, établit pour nous le liens qui va amener l’Afrique dans les arts plastiques en Haïti.  Quoique différentes, et c’est heureux, ces deux œuvres sont issues d’une même inspiration : celle de sculptures africaines et la référence à leur légendaire valeur magique.

L’Afrique dans les arts plastiques en Haïti

Naissait ainsi en Haïti un intérêt pour le statuaire africain qui devait retenir l’attention d’artistes même débutants comme Roland Dorcély (1930-2017) qui n’avait alors que 16 ans.

L’Afrique dans les arts plastiques en Haïti

Lucien Price issu d’une famille aristocratique haïtienne, était un artiste qui vivait essentiellement de son métier d’expert en café, activité qui le conduisait dans les coins les plus reculés du pays.  Il avait ainsi rencontré la paysannerie dans son quotidien.  Ces portraits, comme ceux de ses contemporains indigénistes, étaient trop documentaires et ne reflétaient en rien ce que ces masses rurales avaient d’africain.

C’est en choisissant de se défaire de sa formation académique et, libre de tout doute esthétique, qu’il a produit une série d’études utilisant, dans un premier temps, le masque comme élément formel si caractéristique de l’Afrique. C’est à partir de là que son art allait prendre un tournant majeur.   Et puisque le masque est indissociable du visage et donc de la personnalité, Price est parvenu à rendre, dans des œuvres non-narratives, la misère physique et morale constatée dans ses rapports avec le prolétariat.  On y voit en effet ce mutisme, cette fatalité qu’il avait trouvés dans la masse paysanne et ouvrière. 

L’Afrique dans les arts plastiques en Haïti

Rentré dès 1949 résolument et irréversiblement dans l’abstraction, Lucien Price réalisa sa série : Symphonies et Rythmes : Chants d’Afrique, qui disaient la personnalité complexe, le double héritage du mulâtre haïtien.   Dans ces dessins, il exprimait en quelque sorte ce qu’écrivait le poète indigéniste haïtien Léon Laleau :

…sentez-vous cette souffrance

Et ce désespoir à nul autre égal

D’apprivoiser, avec des mots de France,

Ce cœur qui m’est venu du Sénégal

   Hérédité dans Musique nègre, 1931

Dans la série Rythmes : Chants d’Afrique, Price s’est démarquée de la représentation réaliste du tambour. Il a de préférence traduit en lignes le rythme de cet instrument rituel, originaire d’Afrique, qui a survécu inchangé à travers les siècles.  Il a voulu montrer que ce rythme si caractéristique de l’art nègre, ce rythme qui marque la musique et la danse pouvait se retrouver aussi dans les arts plastiques.

L’Afrique dans les arts plastiques en Haïti

Peintre, poète et chroniqueur, Max Pinchinat (1925-1985), très tôt dans sa carrière, était arrivé à la conclusion que la tradition académique était incompatible avec l’expression du tempérament haïtien.  Selon lui, c’était simplement dû au fait que l’héritage africain l’empêchait d’avoir ce qu’il a appelé la « raison raisonnante », c’est à dire la pensée cartésienne.   Il est intéressant de voir comment, à travers l’œuvre de Picasso, Pinchinat s’est accaparé de l’esthétique africaine c.a.d. la stylisation, l’angularité des formes, bref, cette liberté de dépasser la ressemblance pour arriver à une expressivité plus forte.

L’Afrique dans les arts plastiques en Haïti

Jean-Claude Garoute, mieux connu sous le nom Tiga (1935-2006) allait définir ses nouvelles orientations à la suite de sa participation au Festival des Arts Nègres de Dakar (Sénégal) en 1966.  De retour en Haïti, il s’élevait contre une tendance de ses contemporains haïtiens qui se voulaient modernes à être hésitants, doutant de leurs propres valeurs.  Selon lui, ces artistes se démarquaient de ce qui précisément pouvait donner une authenticité à leur art.   Tiga avait eu l’occasion de voir les efforts soutenus du Président Senghor pour créer une génération d’artistes qui puiseraient dans le concept de la Négritude, définie comme l’ensemble des valeurs des communautés noires du monde.   Au Sénégal, Tiga a pu voir les changements, la dynamique, les recherches devant aboutir à des références esthétiques capables de libérer la créativité sénégalaise de l’emprise européenne.  On voit, entre autres formes, apparaître le masque dans l’œuvre de Tiga.

Des formes diverses, plumes et autres, ajoutées à des éléments abstraits, forment un ensemble qui est résolument anthropomorphe.  Comme tel, et basé sur nos expériences antérieures, cet ensemble est vu comme un masque.  En le comparant à ceux qu’a dessinés Price, on réalise que l’utilisation qu’en fait Tiga n’implique aucune autre intention que de la représentation.   C’est un motif purement esthétique.  

L’Afrique dans les arts plastiques en Haïti

L’Afrique sera par la suite sporadiquement invoquée chez plusieurs artistes de la nouvelle génération par le biais du statuaire ou par le biais de cette notion de rythme qu’avait proposé Lucien Price.

L’Afrique dans les arts plastiques en Haïti

Les quelques exemples donnés ici montrent que la présence d’éléments africains dans les arts visuels en Haïti, l’Afrique ne découle pas d’une mémoire ancestrale comme l’ont avancé certains.   Dans les élites et les classes moyennes, cette mémoire en vérité se serait diluée sous l’effet de certaines attaches familiales à l’Europe et aussi et surtout à l’éducation confiée aux religieux par le concordat de 1860.  Ceux-ci, essentiellement bretons organisaient l’enseignement sur les mêmes bases que l’enseignement français, utilisant des manuels importés de France.   On ne peut donc point s’étonner que ces élites aient oublié tout ce qui ne s’intégrait pas dans le cadre de la civilisation occidentale. 

 Il a donc fallu un concours de circonstances :   L’occupation américaine d’Haïti,  les propos de Jean Price Mars et le passage en Haïti de l’avant-garde cubaine, pour que  les ressources plastiques de l’art africain soit intégrées à l’art haïtien, lui-même en plein développement dans ce climat caribéen que des variantes culturelles ont imprégné de caractère spéciaux.

Gérald Alexis


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