1 Le nu de dos dans l’Antiquité (1/2)

Publié le 29 janvier 2024 par Albrecht

Ce premier article classe les nus de dos d’après le contexte dans lequel ils apparaissent : le bain, le combat (duels, enlèvements, batailles, défilés triomphaux), la danse.

A Le bain

Parmi les nombreuses scènes de bains de l’art romain, les nus de dos sont très rares.

Diane et Actéon
Fresque (disparue), nympheum de la Casa di Ottavio Quartione (ou casa di Loreio Tiburtino), Pompéi, www.pompeiiinpictures.com

Diane au bain était épiée par le chasseur Actéon, de part et d’autre de cette fontaine dont l’eau, coulant sur les marches, alimentait un canal traversant toute la longueur du jardin. Le bain justifie la nudité, et le thème du voyeurisme la vue de dos.

Diane et ses nymphes épié par Actéon Hylas enlevé par les nymphes

4ème siècle ap JC, Maison de la procession de Vénus, Volubilis, Maroc

Ces mosaïques, qui décoraient deux pièces contigües [1], forment une sorte de pendant. Deux nymphes au bain, d’une part assistent Diane, d’autre part s’attaquent à Hylas. Un arbre décore la partie droite (dans la première scène, il sert à dissimuler Actéon).

Le nu de dos est utilisé ici dans deux objectifs distincts :

  • impliquer le spectateur dans le voyeurisme de la scène statique ;
  • impulser un mouvement de rotation autour de Hylas, dans la scène dynamique.

Hylas enlevé par les nymphes, 3ième siècle, Musée de Saint-Romain-en-Gal

Cet effet de rotation était très conscient, puisqu’ici le mouvement s’effectue dans l’autre sens, de droite à gauche, comme le souligne le filet d’eau qui s’échappe du vase. Sur cette formule à travers le temps, voir 1 Les figure come fratelli : généralités.


Léda et le cygne, 3ème s ap JC, du Sanctuaire d’Aphrodite à Palea Paphos, Cyprus Museum, Nicosie Galatée et Polyphème, Casa dei capitelli colorati, Pompéi, Musée archéologique, Naples

Parmi les nombreuses scènes d’accouplement de l’art romain, celles-ci sont les seules montrant un nu de dos, en partie justifié par le thème du bain : Léda est à côté d’une fontaine, Galatée est une nymphe.


Couple enlacé
Villa del Casale, Piazza Armerina, Sicily (4ème s ap JC)

C’est sans doute l’attrait érotique du déshabillage, plus que celui du bain, qui explique ces vues de dos.


B Le combat

B1 : Duels

Après les bains, une autre occasion de nudité, cette fois masculine, est le sport.

Jeux de balle en Grèce

Athlètes grecs (base d’un kouros funéraire), 510-500 av JC, National Archeological Museum, Athènes

Les nus vus de dos sont quasiment existants dans l’art grec. On pense que ces six athlètes, divisés en deux équipes, sont en train de jouer à l’episkyros, un jeu de ballon consistant à éliminer ceux qui ne rattrapaient pas le ballon, ou étaient forcés à reculer au delà de la limite arrière.

Les symétries des postures apparient l’homme vu de dos avec le lanceur de l’autre équipe, de son bras gauche levé, il semble donner des indications aux joueurs plutôt que de chercher à rattraper la balle.



Athlètes grecs jouant au kerētízein, 510 av JC, National Archeological Museum, Athènes

Ce bas-relief, qui montre un autre jeu de balle, l’ancêtre du hockey, présente la même composition en miroir : l’homme vu de dos, à l’extrême droite, au repos crosse vers le bas en tête de son équipe, fait pendant à l’homme vu de face à l’extrême gauche, sans crosse et le bras levé, sans doute le chef de l’autre équipe.

Ces deux exemples utilisent donc la vue de dos pour signifier « l’équipe adverse« .

Combattants étrusques

Provenance Volterra, Museo archeologico nazionale, Parme 2ème s av JC, MET

Combattant à la charrue, Urnes en céramique étrusque

Le héros vu de dos assène un coup de charrue sur un ennemi tombé au sol, dont l’épée est bloqué par un autre guerrier. Les premiers archéologues pensaient que ces urnes standardisées représentaient le héros mythique Aechetlus combattant les Perses à Marathon. On sait par Pausanias qu’il figurait sur une grande fresque représentant la bataille, dans la Stoa Poikile (« «galerie d’images») de l’Agora d’Athènes [2]. Mais comme aucune représentation grecque d’Aechetlus n’a survécu, on considère plutôt aujourd’hui qu’il s’agit d’un autre héros, spécifiquement étrusque.

L’inscription se lit ici de droite à gauche :

Aulus Petronius, fils de Arnth Cutnalisa.

AULE : PETRUNI : ATH : CUTNALISA

C’est sans cette particularité de l’écriture étrusque qui explique pourquoi l’action se déroule de droite à gauche, à rebours de la convention habituelle.


Gladiateurs et lutteurs romains

Combat de Dionysos contre un Indien, 300-50 ap JC, Palazzo Massimo alle Terme, Rome

Dans l’art grec comme dans l’art romain, les protagonistes d’un duel sont le plus souvent représentés vus de face ou de profil. Mais dans les rares cas où l’un d’eux est vu de dos, c‘est toujours celui de droite : la position « verso » a ainsi valeur de clôturer la séquence.

Duel entre un thraex (de face) et un mirmillon (de dos), Römerhalle, Bad Kreuznach Duel entre un rétiaire (de face) et un secutor de dos, 2ème 3ème s ap JC, Nennig, Allemagne

Ces deux compositions suivent le même schéma. Mais les gladiateurs n’étant jamais complètement dévêtus, ce sont les combats sportifs qui vont nous fournir des exemples de nus de dos.

175 ap JC, mosaïque provenant de Villelaure, France, Paul Getty Museum Mosaïque découverte rue des Magnans, Aix en Provence

Combat entre Entellus et Darès

Cette illustration rarissime d’un épisode de l’Eneide (chant V) se retrouve, pratiquement identique, dans plusieurs mosaïques gallo-romaines provenant de la région d’Aix-en-Provence [3]. Le lutteur sicilien Entellus affronte lors d’un combat de boxe un jeune troyen arrogant nommé Darès (imberbe dans le second exemple). Non seulement l’homme plus âgé est vainqueur, mais il abat d’un coup de poing le taureau qu’il a gagné.

La vue de dos connote ici le vaincu qui s’éloigne.

Combat entre Entellus et Darès ?
Théâtre antique de Fiesole

Ce nu de dos a fait penser que le sujet des deux lutteurs a peut être été traité en dehors de l’atelier d’Aix-en-Provence.


Combat de pancrace
200-220 ap JC, Musée de Salzbourg

Le lutteur vu de dos est ici, tout au contraire, en situation dominante, puisqu’il avance vers son adversaire et vient de le déséquilibrer.

La vue de dos connote ici la progression victorieuse. Mais comme nous le verrons plus loin dans le cas d’Hercule, elle est ainsi une manière d’impliquer le spectateur dans le camp du héros invincible.



Baigneurs
1937, Piscina dei Mosaici, Foro Italico

Ces deux nus mussoliniens recto-verso puisent clairement aux deux sources : le bain et le duel.


B2 Enlèvements

L’enlèvement des Leucippides

Castor et Pollux (les Dioscures) enlevant Phoebé et Hilaire, filles de Leucippe, Walters Art Museum, Baltimore

La scène centrale est symétrique, chaque jumeau emportant sa proie. A gauche le duel de guerriers, l’un barbu et l’autre imberbe, bouclier contre bouclier, synthétise probablement le combat entre le camp de Leucippe et les compagnons des Dioscures : le guerrier vu de dos, situé comme d’habitude à droite du duo, protège donc les Dioscures tout en clôturant la première scène de la narration, le combat.

En contraste, la troisième scène montre une femme qu’Hilaire de son bras tendu tente de retenir. et un guerrier barbu en fuite. On y a vu les parents des deux filles (leur mère Philodikè et leur père Leucippe) ; mais il est plus probable ( [4], p 222) que ce duo représente de manière générique la Lâcheté, en contraste avec le Courage du duo de gauche.

Castor et Pollux enlevant Phoebé et Hilaire, filles de Leucippe
160 av. J.-C, Vatican (Inv 2796)

Dans cette composition plus développée, on comprend que la femme du centre, encadrée ici par deux autres, est une servante des Leucippides, qui tente de s’interposer.

Hélène et Cassandre


Scènes de la guerre de Troie
50-80 ap JC, 4e chambre de la Maison de Ménandre, Pompéi

La fresque présente deux scènes en miroir :

  • à gauche, Hélène vue de dos est agrippée par Ménélas, qui tient son bouclier face vers l’avant ;
  • à droite, Cassandre vue de face est arrachée à la statue d’Athéna par Ajax, qui tient son bouclier face vers l’arrière.

Dans cette symétrie très élaborée, les deux nus féminins se répondent par une rotation d’un demi-tour, tandis que pour les deux guerriers, seul le torse subit une rotation d’un quart de tour.


B3 Batailles

Les Amazonomachies

Combats entre Grecs et Amazones
420-400 av JC, Frise du temple d’Apollon Epikourios à Bassai, British Museum

Les batailles comportent souvent des combats singuliers, qui  sont le plus souvent représentés avec les deux adversaires vus de face, comme dans la partie gauche du bas-relief. Dans l’art romain, nous avons vu la situation de duel conduire parfois à montrer  l’un des deux combattants vu de dos : c’est ce qui se produit aussi dans la partie droite de ce bas-relief. Cependant, en dehors du cas particulier  des amazonomachies, les bas-reliefs grecs semblent avoir évité les personnages de dos : pas un seul exemple notamment dans la frise du Parthénon.

Combats entre Grecs et Amazones, 350 av JC, Frise du mausolée d’Halicarnasse, British Museum

Dans ces duels, le personnage vu de dos peut être une femme ou un homme, mais sa position  est toujours à droite.

Combats entre Grecs et Amazones
350 av JC, Frise du mausolée d’Halicarnasse, British Museum

Dans ce fragment plus complexe, le premier combattant vu de dos, debout, est en duel avec une amazone à cheval (disparue) ; le second combattant vu de dos, accroupi, fait quant à lui partie d’un combat à trois.

Combats entre Grecs et Amazones
Sarcophage attique, 2ème siècle ap JC, Louvre

Dans cette composition assez symétrique, on pourrait considérer que le nu vu de dos, à gauche, prenant par le bras une amazone couchée, fait pendant au nu vu de face, à droite, tenant par les chevaux une amazone à cheval.

Combats entre Grecs et Amazones ( [5], N°75, p 89).
Palais ducal de Mantoue

En fait il n’en est rien, comme le montre cet autre sarcophage dont la moitié droite est totalement différente : le guerrier vu de dos faisait donc partie d’in motif stéréotypé.

Combat entre Achille et Penthésilée

Sarcophage d’Achille et Penthésilée, 230-250 ap JC, Museo Pio-Clementino (Vatican)

La scène centrale montre Achille enlaçant amoureusement Penthésilée, reine des Amazones, au moment où celle-ci expire, frappée à mort durant le combat. Ce thème de l’amour au delà de la mort a évidemment à voir avec le couple de défunts représenté au dessus.

De part et d’autre, deux compagnons d’Achille aux prises avec une Amazone à cheval répliquent le motif et étayent la symétrie de l’ensemble, l’un de face et l’autre de dos.

Sarcophage d’Achille et Penthésilée, Façade arrière du Casino Pamphili, Rome

Dans cette composition, la moitié droite est pratiquement identique. Mais en pendant du nu vu de dos, l’artiste à préféré cette fois un composition en miroir, avec un autre nu vu de dos incliné dans l’autre sens.

Scène de soumission

Soumission de barbares, sarcophage provenant de la via Collatina, fin de l’époque antonienne, Palazzo Massimo alle Terme, Rome

Le soldat romain nu et vu de dos joue ici un rôle prépondérant – juste en dessous du buste du défunt auréolé de lauriers – pour diviser la composition en deux scènes (ligne violette) :

  • à gauche, deux barbares ligotés, l’un accompagné de sa femme et de son enfant, sont amenés par des soldats ;
  • à droite deux autres barbares font leur soumission au général romain : l’un est forcé de s’agenouiller devant lui, l’autre est assis au pied d’un trophée d’armes.

Les deux trophées (en vert) qui encadrent la composition font comprendre le rôle du soldat vu de dos : il ajoute un glaive au trophée central, et les regards des trois barbares de gauche le regardent avec une colère impuissante (en jaune).

Centauromachie

Centauromachie, Sarcophage disparu ( [6], Cat. no. 133)

Comme le remarque C.Robert, les groupes latéraux sont en symétrie : un Centaure pris en tenaille par deux guerriers. L’homme vu de dos dans le groupe de gauche (en violet), enserré par le centaure, a pour pendant l’homme vu de face dans le groupe de droite, qui se dégage de l’étreinte du centaure (de son bras droit disparu, il lui tirait les cheveux).

Bataille des Indes


Bataille des Indes
Inventario Sculture S 499, Inventario Albani C 42, Musée du Capitole, Rome

Dans cette scène de combat exotique, les trois nus de dos (en violet) délimitent les trois groupes centraux : combat contre un éléphant (partant vers la gauche), combat contre un éléphant (partant vers la droite), combat contre un cavalier (partant vers la droite).


B4 Défilés et cortèges bachiques

Le triomphe indien de Dionysos

De nombreux sarcophages montrent le triomphe de Dionysos / Bacchus revenant des Indes, accompagné d’animaux exotiques (girafes, éléphants, lions, panthères), qui symbolisent la victoire du défunt sur la mort. Dans deux d’entre eux, un nu vu de dos se trouve en tête du cortège.

Triomphe de Dionysos, 215–225 ap JC, Museum of Fine Arts, Boston (détail) Triomphe de Dionysos, 150 ap JC, Musée des Offices, Florence (détail)

Dans le sarcophage de Boston, un satyre vu de dos s’est emparé de la massue d’Hercule, vaincu dans son concours de boisson avec Dionysos : son ivresse ne l’empêche pas d’essayer de dénuder la femme devant lui.

Duns le sarcophage de Florence, un prisonnier vu de dos, encadré par deux gardes dont l’un est lui-aussi vu de dos.



Les Triomphes de Dionysos sont composés de blocs interchangeables, mais qui se succèdent dans un ordre logique. Les personnages vu de de dos se trouvent dans le groupe qui vient logiquement en tête, celui des Vaincus, comme dans tout triomphe romain.

Triomphe de Dionysos, vers 190 ap JC, Walters Art Museum Baltimore

Placée sur le bord droit, la figure vue de dos contribue à la dynamique de l’ensemble, en tirant l’ensemble de la composition derrière elle.


Les mystères de Dionysos : le sarcophage Ouvarov

Ariane et Hercule
Sarcophage Ouvarov, 210 ap JC Musée Pouchkine, Moscou

Une des petites faces de ce sarcophage montre Hercule à droite, se séparant d’une femme nue vue de dos en qui les commentateurs s’accordent à voir Ariane, l’épouse de Dionysos. Les quatre faces de ce sarcophage très complexe montrent quatre scènes délimitées par des mufles de lions. Sans entrer dans le détail des interprétations [7], nous nous contenterons de montrer comment les deux personnages vus de dos impulsent le sens de lecture de l’ensemble.

A partir d’Hercule

A partir de la face A1, le couple Hercule / Ménade conduit à droite vers la face B1, dans laquelle on peut distinguer trois groupes :

  • Dionysos flanqué de deux satyres ;
  • Pan montré d’abord blessé au pied, puis guéri ;
  • Ariane endormie dévoilée par un Amour, sous la surveillance du dieu Hymen (ou de la personnification de l’Ile de Naxos).

La face A2 est introduite par un satyre vu de dos, formant couple avec une ménade à cymbales.

A partir de la femme nue

A partir de la face A1, partons cette fois vers la gauche, à partir de la femme nue vue de dos, précédée par un couple de satyres. On arrive à la face B1, qui montre Dyonisos triomphant entre Hercule ivre et une femme couchée à laquelle il donne à boire (son épouse Ariane ou sa mère Sémélé, selon les interprétations). De là, un couple satyre / ménade conduit à la face terminale A2.

Deux cortèges (SCOOP !)


Cette lecture conduit au final à mettre en regard deux personnages solitaires :

  • au milieu de la face initiale A1, la femme nue de dos.
  • au milieu de la face terminale A2, un satyre entre deux enfants, au dessus d’un serpent.

Cet appariement, aux deux extrémités du sarcophage, laisse penser que cette femme n’est pas Ariane, mais une ménade, formant couple avec le satyre terminal : l’inhabituelle vue de dos sert donc à attirer l’oeil du spectateur vers le point de départ de la lecture.



Ainsi le sarcophage montre deux « cortèges », l’un initié par Hercule, l’autre par la ménade. Et chacun des cortèges comprend une seule fois Dionysos, encadré par Hercule et Ariane.


Satyres vus de dos

Dionysos ivre soutenu par un satyre entre deux ménades
Fin second siècle, National Archeological Museum, Naples (Inv. No. 6684)

Le satyre portant l’urne remplie de vin indique le sens du cortège : de droite à gauche.


Cratère bachique
41-68 ap JC, Palazzo dei Conservatori, Rome (Inv. No. MC 1202)

Le satyre vu de dos attrape au vol le voile de la ménade, qui tourne sur elle-même en levant haut son thyrse. Son compère, sa flûte de Pan à main gauche, est tenu en respect par la panthère (la main droite est un ajout moderne).

Le satyre vu de dos clôt la progression de droite à gauche, qui recommence juste après, avec un satyre remplissant une urne.


C La danse

Tout comme le combat, la danse amène naturellement à montrer des personnages vus de dos. Les plus rares sont les satyres.

Ménades dansant

Ménade nue jouant des crotales, pierre tombale romaine, église paroissiale, Tiffen, Autriche Ménade tenant un faon et un thyrse, 120-40 ap JC, Prado

La ménade ou bacchante fait partie du cortège de Dionysos : la plupart du temps elle tient un thyrse (bâton entouré de feuilles, attribut de Dionysos), un instrument de musique (cymbales, tambourin, flûte), un animal capturé ou un vase à libation.

Pierre tombale romaine, église paroissiale, Althofen, Autriche Détail de la mosaïque de Dionysos, 220 ap JC, Römisch Germanisches Museum, Cologne

Les ménades nues vues de dos sont assez rares.

Sarcophage 2ème s ap JC, Composanto, Pise Cortège dionysiaque, 150 ap JC , Museo Pio Clementino, Vatican.

Sarcophage du gymnasiarque Gerostratos, 2nd s ap JC, provenant de Beyrouth, Istanbul Archeological Museum (Inv. No. 1417) Sarcophage dionysiaque, Arbury Hall, Nuneaton

Sarcophage de Dionysos et Ariane, Glyptothèque, Münich

Dans tous ces exemples, c’est la représentation d’une ronde qui justifie la vue de dos de la ménade.


Sarcophage Farnèse, vers 225 ap JC, Isabella Stewart Gardner Museum, Boston

Lue par couples, la composition montre six ménades se livrant à des activités variées avec un satyre :

  • discuter ;
  • cueillir une grappe ;
  • s’appuyer sur lui ;
  • danser ;
  • offrir une grappe ;
  • lui touner le dos.

La ménade vue de dos illustre donc comme d’habitude le thème de la danse.



Mais si l’on tient compte des symétries entre objets, une autre décomposition est tout aussi valide :

  • aux deux bords, un couple formé d’un satyre tenant une corne d’abondance (en vert) et d’une ménade habillée ;
  • au milieu de chaque moitié, un trio formé de deux ménades cueillant des grappes (en bleu), flanquant un satyre enfant qui tente de dénuder l’une d’entre elles (en rouge) : l’âge de l’espièglerie.
  • au centre, un satyre adolescent, tenant d’une main un bâton et de l’autre une corne d’abondance ; l’un de ses deux vosines lui tend son vase, l’autre ses lèvres : l’âge de la découverte de l’amour.

La bacchante vue de dos apparaît ici comme la figure en miroir de celle qui tient le vase.

Sarcophage Farnèse, face arrière

La face arrière, restée à l’état d’ébauche, qui montre des scènes de l’enfance de Dionysos, comporte elle-aussi un nu féminin vu de dos. Il semble là aussi, dans cette composition décentrée être mis en balance avec deux nus féminins, vu de profil et de face.

Cette symétrie entre ménades rejoint ce que avons déjà constaté entre deux soldats dans des scènes de bataille : l’idée purement compositionnelle de mettre en écho un nu vu de dos et un nu vu de face, qui sera très souvent exploitée par la suite (voir 1 Les figure come fratelli : généralités), était déjà venue à l’esprit de quelques artistes romains.


Le nu dansant de la Villa des Mystères

Les fresques de la Villa des Mystères ont été interprétées de manières tellement différentes que l’idée de parvenir à une explication unitaire semble pratiquement inatteignable. Nous allons les aborder ici sous un angle très limité : la signification de son très célèbre nu de dos.

La ménade aux crotales

Villa des Mystères, 70-50 av JC, Pompei

On reconnaît une ménade, nue sauf le pan de tissu qui passe entre ses jambes, et jouant des crotales (ancêtre des cymbales). On devine une queue de cheval qui lui battait les épaules, contrastant avec les deux femmes assises aux cheveux sages (pris dans un bonnet ou en chignon), mais l’apparentant avec  la fille agenouillée, aux cheveux épars.

Si l’identification de la ménade ne fait pas de doute, la question est celle de son caractère isolé, puisqu’elle ne fait pas partie d’un cortège bacchique. Le couple debout qu’elle forme avec la porteuse de thyrse, derrière elle, a-t-il un rapport avec le couple des deux femmes assise et agenouillée, juste à côté ?

La question suppose en premier lieu de savoir comment découper et lire les différentes scènes qui se déroulent sur les quatre murs de la pièce. Or cette question basique n’est pas prêt d’être résolue, comme nous allons le voir.

Une pièce très particulière

Reconstitution du triclinium de la Villa des Mystères, James Stanton-Abbott

Notre ménade se trouve juste à gauche de la grande baie qui donnait vers la mer, sur la paroi sud de la pièce. La large entrée se situait à l’Ouest, et il existe aussi une petite porte au Nord Ouest (au fond à droite). Ces ouvertures interrompent la frise, composée de vingt neuf personnages à taille réelle, placés sur un podium qui court tout au tour de la pièce ;  leur manque de symétrie complique singulièrement la lecture.

Avant de poursuivre, il est utile de se familariser avec la pièce avec un aperçu 3D :

http://www.donovanimages.co.nz/media/panoramas/Misteri/Misteri-F24-06_fresco_28mm_9600px.html

Pour le détail des fresques, voir https://commons.wikimedia.org/wiki/Villa_of_the_Mysteries_(Pompeii)


Le problème des scènes d’angles

Angle Sud-Ouest

La grande majorité des commentateurs lisent comme une scène unique ces quatre personnages situés dans l’angle Nord Ouest, endroit à contrejour particulièrement ingrat. Deux amours nus, dont l’un tient un miroir, encadrent un couple féminin, la femme debout peignant l’autre.

Angle Sud-Est

Cett lecture unitaire a une impact immédiat sur la scène qui nous intéresse : si les angles n’interrompent pas les scènes, alors la femme ailée tenant un fouet, à gauche, fait pendant à notre danseuse, à droite, de part et d’autre du couple féminin composé de la femme assise caressant la chevelure de l’autre. Le lecture usuelle, selon laquelle la femme ailée fouetterait la femme au dos nue, est vigoureusement contestée par certains spécialistes [8].

Angle Nord Est

Si l’on poursuit la même idée de continuité au travers des angles, on peut lire cette scène en symétrie :

  • à gauche un trio : un silène debout jouant de la lyre, et deux panisques assis ;
  • à droite un trio similaire : un silène assis montrant un vase (ou un reflet dans le vase) à deux panisques debout ;
  • au centre une femme qui soulève son voile avec une expression d’effroi.

Angle Nord Ouest

Percée par la petite porte, la fresque du dernier angle doit être nécessairement scindée :

  • à gauche la maîtresse de maison regarde de l’autre côté (vers la femme qui se fait coiffer ?) ;
  • à droite deux femmes encadrent un enfant qui apprend à lire.

Les données du problème

Ce schéma met en place les objets et les personnages sur lesquels la plupart des commentateurs s’accordent. Il y a quatre objets recouverts d’un voile, dont le mystère a donné son nom à la villa. Les objets du culte de Dionysos se concentrent sur les grands murs : cinq couronnes faites de différents feuillages, trois thyrses, deux plateaux portant des offrandes.

La lecture en deux histoires

L’interprétation de Gilles Sauron [9] est celle qui prend en compte le plus de détails, et effectue le plus de rapprochements avec des iconographies connues, au pris d’une grande complexité et avec la nécessité, parfois, de superposer plusieurs de ces iconographies.



La clé de lecture est la scène centrale du mur principal, face à la porte d’entrée : Dionysos ivre (d’après son pied déchaussé) s’appuie sur les genoux d’une femme malheureusement mutilée : il pourrait s’agir de son épouse Ariane, mais G.Sauron préfère y voir la mère de Dionysos, Sémélé.



D’où l’idée de lire les scènes en deux frises progressant vers la fond : la maîtresse de maison (assise à part, en M), serait une prêtresse de Dionysos, contemplant « une vision que cette femme aurait de son destin. Plus précisément… cette prêtresse a fait représenter, sur la partie droite de la frise, les étapes essentielles du mythe de la divinisation de Sémélé, et, sur la partie gauche, de la divinisation de Dionysos, et a projeté à l’intérieur de ces évocations mythiques certains moments de sa propre vie, en les inscrivant ainsi dans l’éternité de la vie des dieux. »

Très érudite, cette interprétation est quelque peu arbitraire puisqu’elle mêle :

  • des représentations de personnages divins, Sémélé (en jaune) et Dyonisos (en vert), tantôt à prendre au sens propre et tantôt dans un sens symbolique (par exemple, la ménade nue symboliserait Sémélé enceinte) ;
  • des représentations de la prêtresse (en blanc) à divers stades de son initiation, sans critère unique d’identification.

Les principales difficultés de cette lecture sont, à mon avis :

  • l’absence de tout critère visuel permettant de répérer la prêtresse parmi les autres personnages ;
  • la non-prise en compte de la topographie de la pièce (petite porte, pilastres peints, présence de la baie sur le mur Sud qui supprime la moitié des scènes de Sémélé).

La lecture séquentielle

De ce fait, la plupart des interprétations préfèrent une lecture séquentielle, en partant de la petit porte et en faisant le tour de la pièce dans le sens des aiguilles de la montre.

Pour la plupart des commentateurs, il s’agit d’un rite secret d’initiation dionysiaque : ce rite étant par définition inconnu, on a toute liberté pour interpréter les scènes selon son goût (flagellation ou consolation).

Réagissant à ces facilités, Paul Veyne a pris le contrepied avec une interprétation prosaïque, voire grivoise, selon laquelle la frise montrerait tout simplement la journée d’une jeune mariée [10].

Les atouts de la lecture séquentielle (SCOOP !)


Quelle que soit l’interprétation qu’on voudra lui donner, cette lecture a pour grande force de suivre la marche du soleil au travers de la baie du midi, de son lever à son coucher. L’idée de commencer la lecture en entrant par la petite porte est également séduisante.

Les pilastres en trompe-l-oeil (lignes blanches), dont les commentateurs ne tiennent jamais compte, découpent la salle selon un quadrillage 6 X 4.

Ce plan propose un séquençage des scènes (en bleu) basé non sur l’iconographie, mais sur la structure, les symétries d’ensemble et les pilastres : les découpes tombent au milieu de l’intervalle entre deux.

Ce découpage présente de grandes régularités :

  • une scène d’introduction (1), englobant un pilastre et trois personnages ;
  • deux scènes centrales (2 et 4), à deux pilatres et quatre personnages ;
  • trois scènes d’angle (3, 5 et 6), à trois pilastres et un nombre variable de personnages, mais disposés de manière symétrique à gauche (g) et à droite (d) d’un groupe central ;
  • une scène de conclusion (0), avec un pilastre et un seul personnage, la maîtresse de maison contemplant l’ensemble.

Si l’on part de l’idée que la frise présente l’histoire d’un même personnage, initiée ou jeune mariée, alors ce personnage (en jaune) apparaît une fois dans chacune des scènes, avec une succession logique pour sa coiffure :

  • portant foulard au début (1) ;
  • tête nue dans la scène du dévoilement de la table (2), tandis que les trois autres femmes portent des couronnes ;
    voile par dessus la tête dans la scène de l’effroi (3) ;
  • bonnet pour la prosternation devant le phallus voilé (4) ;
  • cheveux en désordre dans la scène de la flagellation / consolation, les bras posés sur son bonnet (5) ;
  • cheveux repeignés dans la scène de la toilette (6) ;
  • portant foulard à la fin (0).



Avec ce découpage, notre ménade nue vue de dos, tournant sur elle-même avec son voile et ses coups de cymbale, apparaît comme le pendant et l’antithèse de la « démone » vêtue de pied en cap et vue de face, avec ses ailes noires et les sifflements de sa badine : une toupie libérée de son fouet.

Les espacements dissymétriques montrent clairement que la jeune femme éplorée et les cheveux en bataille a échappé à la fouetteuse pour trouver refuge près de la danseuse, dont le regard porte déjà sur la scène terminale : la toilette entre deux amours.


En synthèse

Malgré l’omniprésence de la nudité dans l’art gréco-romain, et la maitrise technique développée par les sculpteurs, les nus de dos restent étonnamment rares dans les oeuvres bi-dimensionnelles (bas reliefs, fresques, mosaïques).

Dans le thème du bain, ils ont probablement une connotation de voyeurisme (voir une femme qui ne vous voit pas).

Dans les combats, ils prennent des significations variées :

  • l’équipe adverse (jeux d’équipe grecs) ;
  • le vainqueur d’un duel (qui avance) ou le vaincu (qui se retire) ;
  • la fermeture d’un groupe, à l’intérieur d’une scène de bataille ;
  • celui qui ouvre la marche (le prisonnier honteux dans un défilé triomphal ) ou qui la ferme (ménade ou satyre dans un cortège bachique).

Dans la danse, la vue de dos signale la plupart du temps un couple qui fait une ronde ; mais dans les frises complexes, elle sert aussi à scander ou à équilibrer l’ensemble.

Le nu de dos de la Villa des Mystères est un exemple de la complexité de la figure : à la fois une danseuse qui pivote et l’antithèse d’une fouetteuse.

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Références : [1] Susan Walker « La Maison de Vénus : une résidence de l’Antiquité tardive ? » dans « Volubilis après Rome: Les fouilles UCL/INSAP, 2000-2005 » https://books.google.fr/books?id=HqSODwAAQBAJ&pg=PA39&dq=volubilis+diane+acteon [2] https://en.wikipedia.org/wiki/Echetlus [3] Notice du Getty : https://www.getty.edu/publications/romanmosaics/catalogue/4/#fn:22 [4] C. Robert, Die antiken Sarkophagreliefs Einzelmythen: Hippolytos – Meleagros, Berlin, 1904 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/asr3_2/0219/scroll [5] C. Robert, Die antiken Sarkophagreliefs (2): Mythologische Cyklen Berlin 1890 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/asr2/0101/scroll [6] C. Robert, Die antiken Sarkophagreliefs Einzelmythen: Actaeon – Hercules, Berlin, 1897 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/asr3_1/0044/scroll [7] Description du musée Pouchkine : http://www.antic-art.ru/data/rome/131_uvarov_sarcophagus/index.php [8] Robert Turcan « POUR EN FINIR AVEC LA FEMME FOUETTÉE », Revue Archéologique, Nouvelle Série, Fasc. 2, HOMMAGE A HENRI METZGER (1982), pp. 291-302 https://www.jstor.org/stable/41737002?seq=11#metadata_info_tab_contents [9] Gilles Sauron « Nature et signification de la mégalographie dionysiaque de Pompéi » Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1984, 128-1 pp. 151-176 https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1984_num_128_1_2112 [10] Pour parcourir rapidement, en parallèle, ces deux lectures séquentielles, voir http://www.veroeddy.be/europe/italie/pompei/visite-de-la-villa-des-mysteres-a-pompei
Pour une discussion détaillée des interprétations, qui prend parti pour Sauron contre Veyne, voir
Jean-Marie Pailler, « Mystères dissipés ou mystères dévoilés ? À propos de quelques études récentes sur la fresque de la « Villa des Mystères » à Pompéi «  Topoi. Orient-Occident Année 2000 10-1 pp. 373-390 https://www.persee.fr/doc/topoi_1161-9473_2000_num_10_1_1889#topoi_1161-9473_2000_num_10_1_T1_0389_0000