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La loose - le repas

Publié le 23 juin 2008 par Castor
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Jean s’affaire près du barbecue tandis que Jane et Lucie mettent la table. Il fait trop frais pour manger dehors. Jean avait imaginé ses retrouvailles sous le ciel étoilé comme les festins de fin d’albums d’Astérix et d’Obélix qui clôturaient en grandes pompes leurs aventures. L’arrivée des derniers convives suspend ces préparatifs.
- Salut les Loosers » lance Valérie en entrant d’un pas décidé dans le salon. Elle est accompagnée d’un jeune homme aux allures de jeune cadre chrétien. Vêtu d’une veste couleur beige et d’un foulard sous son polo de marque, son aspect dépareille avec celui du groupe.
- Je vous présente Pierre Alexandre, mon mari.
- Tu es mariée ? » demande Jane.
- Et oui ! » avoue-t-elle en l’embrassant.
- On finit tous par rentrer dans le rang, non ? » ajoute Pascal.
- Pas tous, non. » réplique Jean en lui tendant les bras.
- Vous n’avez pas changé. C’est étonnant comme vous avez pu rester les mêmes. Toujours une bande de loosers…
Mal à l’aise Pierre-Alexandre se tient en retrait. Pascal s’avance vers lui pour lui serrer la main et l’inviter à s’asseoir sur le sofa. Jean ne semble pas vouloir s’embarrasser de ces civilités malgré son statut de propriétaire des lieux. Pour ceux qui le connaissent, le regard de biais qu’il a lancé au mari de son amie en dit long sur la façon dont il peut le juger sur son aspect.
- Pour l’apéritif, je n’ai que des bières. Alors … une bière ?
Jean distribue les canettes et le groupe trinque joyeusement pour fêter ses retrouvailles.
- On n’a pas mal de choses à se raconter alors je propose que nous fassions honneur aux derniers arrivés. Valérie, que deviens-tu ? » l’interroge Jean.
- C’est marrant. Lorsque j’ai reçu ta lettre, j’ai hésité à venir. Le plaisir de vous revoir était un peu gâché par l’appréhension de ce moment. Celui de se raconter, de décrire notre parcours depuis que nous nous sommes quittés cet été 87. Depuis que j’ai décacheté ton courrier, je me fais et me refais la présentation de mon parcours. Mille fois, j’ai tourné et retourné ce que je vais vous dire dans ma tête. Car, il y a plusieurs façons de se raconter. J’imagine que nous pourrions enjoliver les choses. Peut-être que si nous étions d’anciens camarades d’école de commerce, l’enjeu de notre réussite serait tel qu’il nous faudrait inventer des succès et des promesses de réussite à venir. Mais, notre seule école était celle du rock. Alors, je vous dois la vérité la plus nue.
L’humeur festive d’il y a quelques secondes s’est évaporée et un silence accompagne le récit de Valérie.
- A l’époque, nous étions les rois du monde. Nous avions la jeunesse et une tranquille assurance pour nous. Nous ne doutions de rien car rien ne résistait à notre enthousiasme. Avec un peu plus de maturité, j’ai commencé à d’avantage appréhender les difficultés que les solutions pour arriver à mes fins. J’ai sans doute perdu de cette arrogance et de cette croyance aveugle que tout nous était dû. A l’époque, je n’avais aucun doute sur le succès de notre entreprise rock. Le monde entier nous attendait et nous étions les nouveaux messies. Notre attitude, notre look, tout correspondait à cette rébellion de la jeunesse incarnée par la musique rock. Le col relevé de notre perfecto et nos lunettes noires seraient le passeport vers notre reconnaissance mondiale. Le moyen d’y arriver importait peu et n’était qu’une affaire de temps et de hasards. Evidemment, nos parents, bien dans leur rôle, n’y comprenaient rien. Ils voulaient continuer à incarner une autorité que je leur refusais. Bon, ça vous le saviez, déjà ! La dernière fois que nous nous sommes vus, c’était lors de ce week-end, ici même, en juin 1987, c’est ça ? J’avais pété les plombs. Je croyais pouvoir me débrouiller toute seule. Je souhaitais gagner mon indépendance en vivant de petits boulots. J’ai cédé à la facilité, essayé plusieurs métiers en intérim. Je prenais tout ce que l’on me proposait et souvent le résultat était peu mirobolant. J’ai longtemps était caissière dans un hypermarché de la banlieue ouest de Paris. J’avais la haine et je consumais les derniers restes de ma rage de vivre juvénile. Je passais les produits alimentaires sous les rayons laser rouges en serrant les dents. Je détestais ce job mais il me permettait de financer ma part du squat, quelques paquets de cigarettes et un peu de came les jours de paie. Et puis, de cela aussi je me suis lassée. J’ai réussi à obtenir une collocation avec des jeunes gens sympathiques et rangés. J’ai arrêté de boire, de fumer, de sniffer, de baiser. Pourquoi ai-je stoppé, d’un jour à l’autre, tout ce qui pouvait donner du sel à ma vie ? C’est peut-être que cela ne rimait plus à rien si tous ces comportements déviants n’étaient plus liés à quelque chose de constructif et de crédible, comme la musique rock. Je me voyais en vieille paumée, trainer dans les bars le soir, à draguer de vieux minets. Non, je ne voulais pas devenir pathétique. Alors, j’ai tout stoppé avec comme seule volonté de retrouver, un jour, une bonne raison pour recommencer à sortir, à m’amuser, à fréquenter. Je n’avais pas tourné la page mais il me manquait la bande son pour continuer ma lecture. Les années qui ont suivi ont été sages voire ennuyeuses. Je me suis installée dans un train-train quotidien. La semaine, je tapotais derrière ma caisse, la tête baissée et le regard fuyant. Puis, après quelques mois de ces abstinences, j’ai recommencé à sortir. Certains samedis soirs, je traînais au Gibus, à l’Elysée Montmartre ou dans les soirées rock que pouvait proposer la capitale. Le dimanche, je glandais au pieu avec un mec de passage pour tromper ma solitude. J’avais gagné mon indépendance mais perdu l’espoir d’une vie différente. J’avais domestiqué ma rébellion et étais résignée à cette médiocrité qu’était devenue ma vie. Il y avait ce type qui venait souvent me roder autour. Propre sur lui, il ne semblait jamais se lasser de ma froideur à son égard. Chaque jour, il passait devant ma caisse ses sachets de soupe chinoise lyophilisée. Je me doutais qu’il avait une idée derrière la tête. Un soir, il a franchi le pas et m’a proposé de sortir avec lui. Une invitation à l’ancienne, au restaurant. C’était très romantique, chandelier, courbettes du serveur et lumière tamisée. Nous nous sommes fréquentés, nous nous sommes plus, fiancés puis mariés. Je ressens vos interrogations concernant mon mari et son look premier de la classe. Je me trompe ? »
Personne n’ose rompre le silence. Pierre-Alexandre semble absorbé depuis quelques minutes par la lecture de la composition de sa bière. On le devine étranger à l’intimité de ce groupe et hésitant quand à l’attitude à tenir. Le ton monotone du récit est empreint de nostalgie. On est loin de la Valérie perpétuellement révoltée qui s’emportait pour un oui ou pour un non, capable de défendre avec le même empressement tout et son contraire. A une manifestation lycéenne, elle avait entraînée tout le lycée à cesser les cours et à rejoindre les élèves des autres écoles de la ville.
- Vous avez raison. Nos deux univers sont éloignés. C’est peut-être le secret des couples qui durent. Mon expérience sur le sujet est limitée.
Pierre-Alexandre sort de son mutisme :
- C’est vrai que j’aime les soupes chinoises. Mais ce n’était pas la seule raison de ma présence quotidienne dans l’hyper. J’avais le coup de foudre pour la caissière. Un truc inexplicable qui ne m’était jamais arrivé jusqu’alors. Comment vous expliquer ? J’avais la tranquille certitude que cette femme que je ne connaissais pas deviendrait ma femme. Une affaire de fluide, d’essence, de regards. J’avais repéré ses horaires de travail et attendait systématiquement pour passer mes articles à sa caisse. Lorsque venait mon tour, je me montrais discret mais j’avais deviné dans le timbre de sa voix, dans sa façon de prononce les « bonjour » et « au revoir, bonne journée » qu’elle m’avait repéré. Alors, je l’ai invité au restaurant un soir.
Pascal, assis près de la cheminée, interrogea le couple : « vous faîtes quoi ? Vous habitez toujours la région parisienne ? Vous travaillez ? »
- Je suis fonctionnaire à Bercy, au ministère des finances. Valérie ne travaille depuis nos fiançailles. Elle s’occupe de la maison et de nos trois enfants. Et croyez-moi, elle a fort à faire. »
Valérie se fend d’un sourire résigné, sans joie. Elle ajoute :
- la difficulté de ce type de soirée est que l’on va comparer nos destins et que je ne suis pas particulièrement fière de ce que je suis devenue. J’adore mes enfants et ne regrette pas de tout avoir sacrifié pour eux. Pierre-Alexandre le sait. Je suis en manque de quelque chose que je n’ai pas encore identifié. Un truc qui me permettrait d’être en phase avec moi-même, celle que je suis devenue, la femme, la mère et celle que j’ai toujours était ».
Elle sourit, plus franchement cette fois : « arrêtez de me regarder comme ça. J’ai l’impression de parler en polonais. On ne s’est jamais menti, les mecs, non ? »
Puis, elle s’adresse à son mari :
- Tu n’as pas connu les heures de gloire des Loosers. Nous étions très soudés, nous partagions tout, nos grands malheurs, nos petits bonheurs et nos rêves de postérité médiatique. Nous nous investissions totalement dans notre projet de groupe sans trop penser à l’avenir. A part, Pascal peut-être. Lui, a toujours eu les pieds sur terre. Un peu trop même. »
- Je sens poindre de vieilles rancœurs. J’ai déjà eu l’occasion de vous expliquer l’engagement moral que j’avais pris envers mon père. Sa seule gloire, son unique but avait été que son fils puisse obtenir, un jour, un beau diplôme. Sincèrement, je ne me suis jamais posé la question et je ne regrette pas un seul instant les choix que j’ai pu faire. Je sais que vous me tenez pour responsable de la fin prématurée du groupe. Nous avions tout pour devenir célèbre, c’est vrai. Et j’ai fait foirer le sujet. J’en ai conscience. Mais, on ne revient pas sur une promesse faîte à son père. Qu’il soit vivant ou qu’il soit mort. Lorsque j’ai obtenu mon foutu diplôme, je l’ai mis sous verre et suis allé l’accrocher là où, toute sa vie durant, mon père avait rêvé de le voir. Sur le mur, à côté de son diplôme de boucher-tripier. Ça, au moins, je l’ai réussi. Pour le reste …
Jean intervient :
- Ne te sens pas responsable. Si tu nous avais suivis, que serait devenu le groupe ? Personne ne peut le savoir. Quant à la réussite… Elle est souvent bien relative. Regarde-moi. J’ai peut-être acquis une certaine reconnaissance professionnelle mais je n’ai pas encore trouvé celle qui partagera mes jours.
- Tes nuits aussi.
- Heu, oui. Vous voulez une autre bière ?
Sans attendre la réponse de ses convives, il se dirige vers la cuisine et en reviens les bras chargés de canettes de bière.
- En tous cas, il y a une chose sur laquelle vous vous entendez toujours, c’est descendre une bonne bière » plaisante Jean. Puis, il ajoute :
- Je vais commencer mes grillades avant que le feu ne s’éteigne. Merguez pour tout le monde ?
- Oui » lui répond-t-on en chœur.
- Attends, je vais t’aider » propose Valérie qui l’accompagne vers le brasero.
Jean s’applique à souffler sur les braises, y ajoute quelques morceaux de charbon puis dépose les merguez sur la grille.
- Cela me fait vraiment plaisir de te revoir Valérie » avoue-t-il en levant les yeux.
Leurs regards se croisent.
Elle susurre :
- Moi, aussi. Ça me fait bizarre de vous revoir tous. Surtout toi. Nous deux, ce fut un véritable gâchis.
- Pourquoi dis-tu cela ?
- Arrête, tu le sais très bien. Si nous avions été un peu moins fiers, nous aurions pu tenter quelque chose. Je t’ai attendu longtemps, tu sais. Toutes ces années dans mon studio à penser à toi. J’étais trop orgueilleuse pour faire le premier pas, puis la confrontation avec la dure réalité sociale m’a laminé le moral. Ensuite, je crois que je n’avais tout simplement plus le courage. Je croyais pourtant fermement encore que tu viendrais me chercher. Tu te serais pointé là, à ma caisse. Tu n’aurais même pas eu besoin de parler mais simplement me sourire, me tendre la main et j’aurai tout planté sur le champ. Enfin, je n’avais rien à planter. Mon plus grand trésor, pendant tout ce temps, c’était le fol espoir de ta venue.
Jean reste silencieux, concentré sur l’ordonnancement maniaque de ses merguez.
- Tu ne crois pas que tu pourrais baisser les armes.
- Que cherches-tu Valérie ? Tu te pointes ici avec ton mari, tu nous décris ta nouvelle vie et tu viens remuer une vieille histoire. C’est quoi la cohérence de tout cela ?
Lucie fait quelques pas pour se réchauffer près du barbecue. Elle s’adresse à Jean en fixant les flammes.
- Tu as mis du temps pour préparer ton feu. Tu as coupé des brindilles, tu les as déposé au dessus d’une feuille de papier journal que tu as froissé et roulé en boule. Tu as ajouté le charbon par-dessus et allumé le tout. Il a fallu une simple étincelle pour que tout s’embrase. Tu es ensuite passé à autre chose, au point que tu as oublié un instant que tu avais allumé ce feu. Lorsque tu es revenu, il restait des cendres rougeoyantes que tu as facilement réactivées. Tu vois, c’est reparti. Alors peut-être qu’entre nous, il pourrait en être de même.
- Mais, bordel. C’est quoi, ton plan ? Tu es mariée, tu as des gamins. Je ne te suis pas.
- Alors, tu ne comprends vraiment rien ?
Jean et Valérie restent à observer les flammes qui trouent l’obscurité. Leur silence se prolonge. Que rajouter ?
Du fond du jardin, Pascal leur lance :
- ça vient ces merguez ? On a faim !
- Ouais, ça arrive » crie Jean puis plus bas, à l’adresse de Valérie « c’est toi qui as raison. Evidemment. J’ai eu beaucoup de déceptions et après toi, je crois que je n’ai jamais cru un seul instant à une relation durable avec une femme. J’avais dû trop me blinder et je n’arrivais plus à me projeter dans une vie de couple, à me confier, à baisser la garde pour être moi-même. J’espère que tu comprends que j’ai du mal à exprimer ce que j’ai sur le cœur. Mais, rassures-toi. Je n’ai rien oublié de ce qu’il y a eu entre nous. A l’époque, tout cela est allé trop vite et j’ai pris peur. Je me trouvais trop jeune pour rester avec une fille, je me disais que j’avais la vie devant moi. Aujourd’hui, c’est différent.
- Alors, elles sont cuites ? » La voix de Jane les a surpris. Ils ne l’avaient pas entendu arriver dans l’obscurité. Interrompant leurs confidences, ils la suivent et s’installent autour de la table. La quantité de canette vide a augmenté.
- Vous voulez continuer à la bière ou je débouche du vin ?
- Du vin, du vin, du vin …» répondent en chœur les convives.
- Et toi, Jean. Les choses paraissent plutôt te sourire. Si tu savais le nombre de sites Internet qui mentionnent ton parcours lorsque l’on tape ton nom sur un site de recherche…
- C’est vrai qu’aujourd’hui, j’ai acquis une certaine reconnaissance. Vous vous doutez que cela ne fut pas si facile. Vous qui connaissiez mes parents, imaginez leur réaction lorsque je leur ai annoncé que je souhaitais vivre de mon art. Pour eux, la photo était un passe-temps comme pouvaient l’être le croquet ou la télévision. Lorsqu’après le bac, j’ai décidé d’en faire mon métier, ils ne m’ont pas compris. Mon père s’imaginait m’entretenir financièrement toute sa vie. Et, il n’avait pas tort, d’ailleurs. C’est grâce à eux que j’ai pu manger pendant mes premières années. Mon succès, aujourd’hui encore, est fragile. Rien n’est acquis dans ce milieu et l’on passe aussi vite de l’embrasement des critiques à leur bannissement. Tout cela est un phénomène de hype, un mouvement éphémère et aléatoire qui ne doit pas grand-chose à la véritable valeur artistique de mon art. Mes œuvres sont devenues des objets spéculatifs comme peuvent l’être une action, un lingot d’or ou une toile de maître. Vous savez que la valeur d’un tableau, et tout particulièrement dans l’art contemporain, est le résultat de la spéculation des acheteurs. Peut-être que ceux qui l’apprécient le plus ne sont pas ceux qui peuvent se l’acheter. Je le regrette mais le système est ainsi. Et puis, je ne vais pas cracher sur la soupe. Ce système me fait vivre et plutôt bien d’ailleurs. J’ai débuté en photographiant les nervures des troncs d’arbre plantés dans la sable de la plage de Saint-Malo pour casser les vagues et éviter qu’elles n’aillent au-delà de la digue du sillon. Mes clichés sous le bras, j’ai sollicité toutes les galeries de la région. Finalement, un vieil homosexuel qui devait avoir des vues sur moi, m’a proposé d’ouvrir une partie de sa galerie à mes tirages. Malgré son scepticisme sur la qualité de mon œuvre, je sais que mon père m’a discrètement aidé à rameuter tout ce que la côte comptait comme notables lors du vernissage. Et pour un premier essai, il faut avouer que ce fut un coup de maître. Tout se vendit dès la première semaine. Les galeries se donnèrent le mot et mon nom commença à circuler. J’ai réalisé de nouvelles séries, des reflets d’eau d’un lac près de Vitré, des détails de corps féminins. J’utilisais toujours le même grain, des clichés en noir et blanc. Ce qui deviendra ma marque de fabrique. Un peu partout en Bretagne puis à Paris, j’exposais mes clichés. Malgré de bonnes ventes, je couvrais à peine mes frais. Sans le soutien financier de mes parents, je n’aurai pas pu continuer. Ils ne voulaient pas me donner directement de l’argent. Cela aurait signifié qu’ils cautionnaient mon choix de vie professionnelle. Alors, ils déguisaient leurs dons sous de belles étrennes et achetaient anonymement mes œuvres, à un prix bien au-dessus de la côte officielle. Je l’ai découvert par hasard bien des années plus tard en cherchant une ampoule électrique pour en remplacer une défectueuse. Il me semblait en avoir au grenier. C’est là que j’ai découvert tous mes clichés, cachés derrière un carton. J’étais bouleversé. Non seulement, ils subvenaient ainsi à mes besoins mais cela augmentait l’intérêt du marché pour mes créations. Je leur dois beaucoup. A mon arrivée à Paris, j’ai découvert qu’il était aussi important de vendre l’artiste que son œuvre. Alors, je suis beaucoup sorti. J’ai fréquenté toutes les soirées où il fallait être vu, rencontré tout ce que la ville pouvait compter comme prescripteurs, acheteurs potentiels et critiques dans le domaine de l’art contemporain. J’ai compris que vendre une œuvre, c’était aussi raconter une histoire. J’ai pris la pleine mesure de l’expression « amuser la galerie ».Une vieille rombière très snob s’est entichée de moi et m‘a proposé à son carnet d’adresse international. Alors que j’avais pu imaginer que le plus dur serait de se faire connaître, j’ai découvert qu’à présent la difficulté serait de durer. Comment maintenir l’intérêt d’un marché sans cesse avide de porter à la lumière de nouveaux venus ? C’est ainsi que j’ai monté plusieurs séries volontairement scandaleuse dont celle sur le thème sadomasochiste par exemple. Tous les deux à trois ans, j’essayais de faire l’actualité et pour cela, la provocation était souvent un moyen efficace.
- Et qu’est devenue la vieille rombière ? » s’interroge Valérie.
- Comme tous les artistes, je suis égocentrique et opportuniste. Alors, tu sais, je me soucie peu de ce qu’elle est devenue. Elle doit continuer à chaperonner de nouveaux talents qu’elle couve quelques temps avant de les laisser prendre leur envol. Pour le dessert, je vous propose des framboises du jardin avec de la crème fraîche, ça vous convient ?
- Excellente idée » se réjouie Pascal. C’est maintenant à son tour de décrire son parcours. L’ambiance simple et conviviale l’a désinhibé. Il ne vit plus ces témoignages comme une épreuve. Il décrit le décès de son père, la poursuite de ses études, la rencontre avec celle qui deviendra sa femme, ses enfants.
- Une vie bien rangée. Mon parcours doit vous sembler bien terne après celui, haut en couleur, de Jean.
- Que crois-tu ? » rétorque jean. « Tu penses que je nage dans un bonheur béat. Que cette couverture médiatique pourrait m’apporter la certitude d’avoir « réussi » ? J’ai surtout sacrifié une partie de ma jeunesse à cette gloire sans fondement. Combien de soirées miteuses dans des cocktails pseudo branchés où l’on m’exhibe comme un trophée au mieux, une bête curieuse au pire ? Je tiens le crachoir à de riches industriels en mal de reconnaissance culturelle. J’aurai rêvé d’une vie plus casanière, de pouvoir vivre en couple, créer une famille… »
Il laisse sa phrase en suspens et cherche du regard Valérie. Pascal intervient :
- Peut-être ne sommes-nous jamais satisfaits. Tout ce que tu as aujourd’hui, tu le mérites amplement. Car tu as fait, ce que peu d’entre-nous osent. Tu as cru en tes possibilités au point d’oser affronter tes parents, de sacrifier un avenir professionnel qui aurait pu être assuré par des études. Je te souhaite du fond du cœur d’obtenir demain tout ce qui te manque. Je t’admire moins pour ton succès que pour ta détermination et l’énergie qui t’ont permis d’y arriver. Toutes ces soirées passées à te faire connaître, tu les as acceptées, supportées car tu étais convaincu de la valeur de tes œuvres. De cela, tu n’as jamais douté. J’ai toujours été trop couard pour sacrifier mon petit bonheur douillet. Tu regrettes une vie privée plus stable mais je devine que dans le fond, tu n’as aucun remord. En ce sens, nous sommes opposés. Je ne me suis jamais donné les moyens de mes ambitions qui sont nombreuses. Mon talent aujourd’hui, je m’en sers pour corriger les copies de mes élèves. Jeune, je rêvais d’une vie artistique plus conséquente.
- Une grande œuvre littéraire ?
- Oui. C’est la première fois que je l’avoue publiquement. Je crois même ne me l’être jamais avoué. A part les chansonnettes du groupe, je n’ai jamais rien écrit. La nuit, je ressasse des idées de romans, j’en rédige en songe les premières pages. Si j’enseigne la littérature chaque année à des dizaines d’élèves, c’est dans l’espoir qu’un jour, je puisse créer à mon tour une œuvre.
- Il ne faut pas dénigrer tes chansonnettes, comme tu les appelles » la rassure Valérie en soufflant la fumée de sa cigarette. « Tes textes sont bons. Ils ont bien vieillis. Je les ai écouté la semaine dernière et je les ai redécouvert ».
Jane confirme : « c’est vrai. Les Loosers était un putain de bon groupe ! Lucie nous a fait écouter une cassette l’autre soir. Elle ne nous a pas dit de qui il s’agissait. Elle nous a présenté cela comme un blind test. Elle voulait avoir notre avis. Et j’ai entendu un super son, des paroles pleines de sens, de belles mélodies. Sincèrement, j’ai adoré et je ne savais pas que c’était ma Lucie qui lâchait ces beaux solos ». Jane passe son bras autour du cou de son amie d’un geste affectueux.
- Vous voulez du café. Je n’ai que du lyophilisé.
- Quoi ? Tu te ballades entre Los-Angeles et Tokyo et tu es incapable de t’acheter une cafetière digne de ce nom !
Le groupe s’esclaffe.
- Je constate que vous êtes toujours aussi casse couilles. Allez, je vous apporte la poudre et l’eau chaude.
C’est maintenant au tour de Lucie de décrire sa carrière de danseuse et de chorégraphe.

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