Même si je crois avoir lu le premier lors de sa parution en 1987, presque 40 ans plus tard, je me suis replongé dans les deux tomes de Génération d’Hervé Hamon et Patrick Rotman que j’ai trouvé suffisamment importants pour écrire ces remarques.
Les protagonistes du livre ont mon âge ce qui m’a conduit à les croiser à tel ou tel moment. Ainsi Péninou (un leader de l’UNEF) fut le premier utilisateur de feutre que j’ai vu et cette nouveauté m’a fait m’en souvenir. Nous avons traversé les mêmes aventures, même l’apparition des feutres !
Ce récit des événements autour de 68 ne concerne que Paris et les responsables parisiens ; le reste de la France est ignoré. Aucun des deux tomes ne s’occupe de ce qui s’est passé ailleurs sauf si l’événement a eu des répercutions nationales et que des Parisiens y participaient. La grève de Lip est largement évoquée mais les barricades de Bordeaux ignorées. De même, si les Maoïstes sont abondamment étudiés, pas Lutte Ouvrière et jamais les Anarchistes.
Ces singulières distorsions proviennent des sources utilisées, des entretiens avec des militants dont la liste est donnée à la fin de chaque tome. Tels des anthropologues, nos auteurs ne connaissent que leurs proches, c’est-à-dire des Parisiens, même si certains d’entre eux peuvent se déplacer. Implicitement, l’enquête se présente comme exhaustive sans préciser clairement sa localisation…
Pour expliquer ces distorsions, le livre se pose comme « récit », appellation justifiée par diverses raisons. La première est d’ordre poétique : « Pour ne point hacher le récit par une avalanche de notes, de renvois, nous nous sommes astreints – non sans peine- à « rentrer « dans le texte même un maximum d’informations nécessaires à la lecture courante » (II, 671). La seconde résulte d’un type d’écriture et de lecture qui n’exclut cependant pas, le nom des locuteurs, la bibliographie et un index. Implicitement est aussi affirmé ne s’occuper que des pensées et actions des dirigeants et de leurs décisions.
Dans ce cadre, ce gros livre proposer un océan d’informations inédites car chacun n’a connu les « événements » qu’à l’échelle de son espace et des organisations auxquelles il appartenait. Par exemple, j’ai pu reconstituer le parcours de Robert Linhart, dont j’avais entendu parler dès 1966 ou 67 (je me souviens par qui), évoqué en 68 à Nanterre, et dont j’ai lu L’établi en 1978. Grâce à des informations qui m’étaient étrangères, j’ai pu lier ces trois instantanés.
Génération n’est donc pas un livre d’histoire car il ne prétend pas épuiser le sujet même celui qui résulte des abondantes sources car il ne pose pas un objet. C’est un « récit » documenté et circonstancié qui se suffit à lui-même, propose des informations. C’est au lecteur de l’utiliser à son goût selon ses intérêts et ses propres expériences.
Outre le sujet, Génération pose un type de texte qui emprunte sa poétique au reportage ou au roman mais s’appuie sur des paroles transcrites (« quand nous avons achevé le décryptage de ces entretiens » (II, 671)) sans que presque jamais les paroles des locuteurs ne soient citées. L’important est l’idée explicite, non les formes et les contextes de son expression.
Le plus intéressant devient alors les annexes épistémologiques par lesquelles se termine chaque tome. Elles présentent les inéluctables questions que pose la poétique de la connaissance. « D’où parles-tu camarade ? » interroge le premier tome.
Bernard Traimond