Lorsqu’une personne contacte l’école pour prendre des cours privés, elle peut faire une leçon d’essai gratuite. Elle peut ainsi comparer les prix et les services avec d’autres établissements. Cela fait quinze ans que j’enseigne à Osaka, et j’ai dû déjà voir passer trois ou quatre cents personnes en leçon d’essai. Pourtant, c’est la première fois que je tombe sur un cas aussi étrange que Ko. 32 ans, japonaise, célibataire, le masque solidement vissé sur le visage.
J’apprends que Ko. a étudié dans une université pour devenir assistante dans un cabinet dentaire. Mais qu’elle a changé de profession, et qu’elle est maintenant serveuse dans le restaurant d’un hôtel. Je me demande si elle porte un masque par hygiène, ou pour cacher sa bouche. Peut-être ses débuts dans les soins dentaires cachent-ils un complexe buccal. J’apprends aussi qu’elle a commencé à étudier le français par elle-même depuis la période du Corona. Deux ou trois ans. Qu’elle a aussi appris parallèlement, le chinois, l’espagnol, l’anglais, l’italien et l’allemand. Pour détendre l’atmosphère, je la teste. Sprechen Sie deutsch ? (Rire). Pas de réponse. En français même chose. Le niveau est presque plus bas qu’un étudiant parfaitement débutant.
Mais jusque là tout va bien. Le profil est assez classique. Très timide, parle peu, aucun loisir, aucun intérêt pour le cinéma, la musique, le voyage, rien. On va essayer de prendre tout ça en main.
Quinze minutes avant la fin, je donne les devoirs, fais les copies, explique le système de l’école. Tout à coup, Ko. se met à avoir des fous rires réguliers derrière son masque. Toutes les deux minutes, elle éclate de rire. Au début je suis surpris. Mais je continue tranquillement mes explications. Et puis cela continue. Je lui demande si tout va bien. Elle me répond que oui, mais pouffe encore. Je commence un peu à être gêné par cette familiarité. Peut-être qu’elle me connaît ? Ou que quelqu’un lui a parlé de moi ? C’est peut-être ma calvitie? Ou bien ma dentition irrégulière ? Ma façon de parler japonais ? Ce serait bien la paille et la poutre. A la fin de l’explication, elle me remercie, m’informe qu’elle recontactera lorsqu’elle se sera décidée, et s’en va. J’ai l’impression d’avoir juste servi de clown pendant une heure. Et gratuitement qui plus est. C’est peut-être ce qui la faisait le plus rire.
J’étais sûr de ne plus la revoir. Et puis Ko. a téléphoné, deux jours plus tard. Pour annoncer qu’elle voulait s’inscrire.
Rémi Brun
