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Crocodiles en délire

Publié le 29 août 2008 par Porky

CROCODILES EN DELIRE

OU

LES INCONSEQUENCES DE REGINA

(Petit conte/anecdote pour la fin de l’été)

Régina part en vacances. Enfin. Ca fait dix ans qu’elle attend ce moment béni. Et bien voilà : il arrive, il est là. D’accord, en dix ans, ses projets ont eu le temps de changer, d’évoluer –et pour cause- et cela d’autant plus qu’elle a perdu un peu de sa merveilleuse souplesse d’antan. Mais qu’importe ?

Régina chantonne en préparant sa valise. « Je pars, fredonne-t-elle en empilant culottes, chaussettes et pull-overs dans sa valise. Le vol de nuit s’en va, destination Baya, Buenos-Aires ou Cuba… » Là, elle rêve un peu. Destination les Alpes, c’est moins loin, moins exotique et surtout moins cher.

Et les animaux, direz-vous, qu’en fait-elle ? Les emmène-t-elle ? Difficile. Va pour les poules et le cheval, on peut encore les caser dans un coin ; mais les cochons ? Le rhino ? Et les crocos ? Régina a bien pensé à transformer sa roulotte en cirque ambulant mais le projet s’est révélé totalement irréalisable. Donc, les animaux restent à la ferme. Au demeurant, elle ne part que quatre jours.

Mais qui va les nourrir ? demanderez-vous, chiants comme vous êtes. Et bien Régina a chargé un de ses amis de la remplacer aux cuisines, en échange d’un succulent repas quand elle reviendra. (Et Régina, c’est la Paulette Bocuse de son village.)

Le matin du départ, de très bonne heure, Régina va dire au revoir aux animaux. Elle les a prévenus la veille, et ils n’ont montré aucun intérêt pour ce qu’elle déblatérait. Le cheval dort debout, le rhino, atteint d’une pharyngite, ronfle la gueule ouverte, les cochons roupillent béatement, les poules lui jettent leur célèbre regard « vide de chez vide », et les crocos, transformés en tapis, ne daignent pas bouger la tête. Il faut dire que ces derniers boudent parce qu’avant de partir, Régina s’est obstinée à vouloir nettoyer leurs dents pleines de bouts de viande (afin d’éviter les caries) et la séance n’a été agréable pour personne, surtout lorsque Madame a sorti le fil dentaire de sa poche. Les crocos ont beau eu pleurer toutes les larmes de leur corps puis menacer de transformer leur maîtresse en charpie, ils n’ont pas eu le dessus. Toute la ferme a bénéficié du spectacle. Les crocos se sont sentis humiliés, surtout lorsque Régina leur a déclaré qu’ils « puaient de la gueule, c’était une vraie infection » et qu’il fallait employer les grands moyens. Ils ont donc une petite revanche à prendre et connaissant bien leur maîtresse, attendent pour agir le moment où elle commettra une étourderie –ce qui ne saurait tarder.

Après quelques paroles d’amitié et la promesse de revenir bientôt, Régina quitte l’enclos des crocodiles, suivie par deux paires d’yeux tout à coup bien ouverts. Elle referme le portillon… et oublie d’enclencher le loquet. Sourire des crocos. La bévue attendue vient d’arriver.

Sereine et inconsciente, Régina s’en va, le cœur léger, prête à se lancer à l’assaut des Alpes. Comme elle a bien nourri les animaux avant son départ, l’ami ne débarquera que le lendemain à l’aube. Ca laisse toute latitude aux crocos pour peaufiner leur plan.

La journée s’écoule sans incident. Tombe la nuit. Noire. Pas de lune. Des nuages recouvrent le ciel. On n’y voit pas à trois mètres. Rien ne bouge dans la ferme.

Mais… Mais… Quelles sont donc ces deux formes qui remuent tout à coup dans l’enclos des crocodiles ? Ca rampe en se déhanchant d’une façon extrêmement équivoque –voire lascive- et ça montre généreusement une mâchoire aux dents étincelantes de propreté et de blancheur. Les crocos se mettent en route. Direction, la ferme d’à côté.

Un coup de patte sur le portillon et il s’ouvre comme par enchantement. Les crocos sortent, longent la soue des cochons qui, à moitié endormis, leur demandent où ils vont : « Faire une promenade », répondent-ils, tout sucre et tout miel. « Amusez-vous bien », disent les cochons, trop fainéants pour s’inquiéter d’une telle incongruité. Plongé jusqu’aux yeux dans sa mare, le rhino enrhumé éternue et les regarde passer en soupirant. « Les veinards, ce n’est pas mon portillon qu’elle aurait oublié de fermer à clef. » Comme il n’est pas idiot, il se doute que ses camarades vont mettre à mal quelque poulailler des environs. « Bonne chasse », dit-il et les crocos promettent de lui ramener un souvenir de leur escapade.

Dans la ferme voisine, c’est le silence complet et la tranquillité. Tout dort, bêtes et gens. Se croyant bien à l’abri dans leur poulailler, les volailles se taisent, inconscientes du danger qui rampe sournoisement vers elles. Les crocos se faufilent sous la clôture de barbelés qui entoure la ferme, s’approchent sans bruit de leurs innocentes victimes, s’arrêtent un instant pour se concerter. L’un attaquera par la gauche, l’autre par la droite.

Il y a cependant deux problèmes à résoudre, et de taille : 1) Comment forcer le grillage du poulailler ? 2) Comment empêcher ces stupides volatiles de crier et d’ameuter le quartier ? Pas de décision hâtive ni d’actes irréfléchis. Certes, la mâchoire est d’une solidité à toute épreuve et les dents sont coupantes à souhait, mais arriveront-elles à broyer le grillage ? Il vaudrait mieux attirer les proies à l’extérieur ; impossible. Les bestioles emplumées sont trop sottes pour savoir ouvrir une porte. Seule solution : les hypnotiser par le « chant d’amour » des crocodiles. Et c’est parti pour un concert d’ultra sons, inaudibles pour les oreilles humaines, mais que les poules captent parfaitement. Elles s’agitent un peu, puis se calment, s’immobilisent, le regard fixe, le bec ouvert, l’air totalement imbécile. Parfait. Les voilà prêtes à se faire dévorer sans bouger un ergot et sans émettre un glapissement.

Et maintenant, tout va très vite. Grillage enfoncé, volailles englouties toutes crues, carnage et massacre dans le poulailler. En quelques minutes, le territoire convoité est envahi et vidé d’une grande partie de sa population. Puis, les crocos se retirent, au bord de l’indigestion, incapables d’avaler le plus petit poulet supplémentaire. De retour dans leur enclos, ils parachèvent leur œuvre : d’un coup de queue magistrale, l’un referme le portillon tandis que l’autre, s’appuyant sur le grillage, se dresse sur ses pattes arrières, passe la gueule à l’extérieur et fait retomber le loquet dans sa gâche. Voilà. Qui pourra accuser des crocodiles enfermés à clef d’être les auteurs de cet attentat ? Il n’y a plus qu’à s’allonger et plonger dans un voluptueux sommeil garni de rêves où poules crues et lapins rôtis dansent une sarabande effrénée sur une table bien garnie.

Naturellement, au matin, c’est la consternation générale dans la ferme voisine. La moitié du poulailler manque à l’appel. On pense à un renard, puis à deux renards, puis à une colonie de renards, vu l’ampleur du désastre. Puis on pense à des loups. Puis, après deux heures de jurons, de lamentations, d’insultes et de pleurs, on pense aux sauriens de la voisine, cette ravagée du ciboulot, qui se ruine en bouffe pour des animaux qui seraient mieux dans un zoo, notamment ces crocos qu’on verrait, finalement, très bien se transformer en valises ou en sacs à main.

Et sus à ces mangeurs de poules ! On prend fusils et pétoires diverses et on se dirige vers l’enclos maudit. Oui, ils sont là, ces innommables ! Ils ronflent comme des sonneurs sur leur herbe ! Tu parles, avec le repas qu’ils ont eu cette nuit, ils peuvent en faire, de beaux rêves !

Oui, mais… Problème : l’enclos est fermé, le loquet est mis. Le grillage est intact. Ils n’ont pas pu sortir, c’est évident. Merde, ce ne sont pas eux les coupables. Il va falloir faire des battues, monter la garde cette nuit et les nuits prochaines… C’est à se taper la tête contre les murs. Et la cohorte des courageux chasseurs revient chez elle, tête basse et queue entre les jambes. Pendant ce temps, les crocos dorment béatement, images de l’innocence et de la bonne conscience. Nous, commettre un tel crime ? Regardez-nous : avons-nous vraiment la tête et l’allure de prédateurs ?

Dans ses Alpes chéries, Régina ne se doute de rien. Comme elle ne regarde pas la télé, elle n’a pas vu que les médias s’étaient emparés de l’affaire, que les journalistes, grisés par la fièvre de l’info, avaient interviewé le fermier, la fermière, les enfants du fermier et de la fermière, les amis du fermier et de la fermière, les poules rescapées mais blessées, le grillage arraché, les cailloux de la cour et avaient même poussé la conscience professionnelle jusqu’à vouloir entendre l’avis des potentiels accusés, à savoir les crocos, qui, face aux micros et caméras, s’étaient montrés, de l’avis de toute la gent audiovisuelle, d’une insolence rare en refusant de se réveiller et de répondre aux questions. (Genre : « Les poules étaient-elles bonnes ? ») Quant à la cellule spéciale de crise, elle avait eu fort à faire dans la mesure où les psys avaient été lardés de coups de bec par des volailles en pleine crise d’hystérie. On comptait quelques blessés.

Aussi, lorsque Régina, endolorie par l’exercice physique mais bronzée, regagne sa ferme, elle tombe des nues en apprenant la nouvelle. L’ami promu cuisinier est inquiet : les crocos n’ont rien mangé depuis trois jours, ils refusent toute nourriture et ne font que dormir. Ils sont malades, c’est certain. Avant d’appeler le vétérinaire à la rescousse, Régina décide de les ausculter. Justement, les crocos viennent d’ouvrir un œil. Tiens, la maîtresse est revenue ! Et elle les regarde bizarrement. Qu’est-ce qu’elle a encore inventé ? Ils ont un peu faim. Finalement, les poules étaient un peu dures. Il aurait peut-être fallu les mâcher davantage. Mais avant de pouvoir engloutir la nourriture –un peu faisandée- qui les attend, ils doivent subir une inspection en règle. Comme ce sont des crocodiles bien élevés et innocents jusqu’à leur plus petite écaille, ils se laissent manipuler sans montrer la moindre irritation.

Non, déclare Régina. Ils n’ont rien, tout va bien. Au moment où elle va partir, l’un des crocos baille de toute sa mâchoire. Et qu’aperçoit Régina, stupéfaite, dans cette gueule grande ouverte ? Coincées entres les dents, des plumes de poules qui ne sont certainement pas venues là par hasard. « Oh ciel ! pense-t-elle, épouvantée. Ce sont bien eux les coupables ! Mais comment ont-ils fait pour sortir ? »

Bien évidemment, Régina ne dira rien à ses voisins. L’honnêteté est certes une très belle vertu, mais dans certaines circonstances, elle confine à la pure idiotie. Elle passera cependant des nuits blanches à se torturer les méninges pour trouver une réponse à cette question existentielle : « Mes crocos seraient-ils plus intelligents que moi ? »

Vous pensez bien que ce ne sont pas les crocodiles qui lui donneront la clef de cette énigme. Pas bêtes, les zozos. Dès fois qu’elle oublierait à nouveau de fermer le loquet…


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