Amarrée au bout du port, La Belle Buissonnière nous tenait dans le creux de sa main. Le crépuscule tombait sur le delta du Rhin. Derrière nous ‘s-Gravenzande s’éclairait lentement. Aucune hâte, rien qui puisse troubler l’inéluctable coulée de la nuit sur ce delta immense où le grand fleuve épuisé venait s’échouer dans la mer. Dans nos verres bleuis, on ne distinguait plus le plein du vide; seul leur poids indiquait leur état à nos mains. Je bus une gorgée de bourbon poussiérieux et me calai un peu plus profondément dans mon transat. Nous attendions sans rien dire. La première phrase. Le début de l’histoire.
Nous savions bien qu’il allait commencer.
La nuit était presque tombée et la vibration d’une voix de basse agita les fines particules de la première brume de septembre.
_ Nous sommes partis d’ici.
Nous étions trois, le radio, le cuisinier et moi. Avec suffisamment de vivres et de carburant pour naviguer sans escale pendant deux mois. Le soir du départ, ils m’avaient posé mille questions. Pourquoi autant de réserves ? N’aurait-il pas été plus simple de s’approvisionner en chemin ? De plus, ce navire était bien trop grand. On aurait pu prendre des passagers. Les faire payer, cher, les cabines étaient magnifiques. Et d’abord, où allions-nous ? Je ne répondais pas. Je recommandais deux douzaines d’huitres, leur proposais des cigares, du champagne et de la vodka. Je leur disais que le voyage serait tranquille, du canotage à contre-courant, rien d’extraordinaire, une jolie promenade qui rapporterait beaucoup d’argent.
C’est ce que m’avait promis Monseigneur Ignazio Migliore, nonce apostolique représentant le Vatican auprès de l’Office des Nations. Nous nous étions rencontrés au siège de la représentation, à Genève, une belle maison domaniale entourée d’un grand parc. Son Excellence m’avait reçu dans le salon d’apparat, m’avait parlé de résurrection devant un immense Christ en croix que Calvin aurait aussitôt décroché, eût-il encore été parmi nous. Mais le temps de la réforme n’avait été qu’un temps et comme mon hôte l’avait souligné en souriant, il y avait maintenant dans cette ville plus de catholiques que de protestants.
Il ôta ses lunettes et me regarda attentivement.
_ Voyez-vous Monsieur Huysmans, tout ceci n’a plus beaucoup d’importance. Nous sommes les vestiges d’une idée qui se meurt. La religion, notre religion ne parle plus au cœur des gens. Nostra culpa, nostra maxima culpa. Nous avons voulu nous rapprocher du monde, suivre ses évolutions, coller à ses modes et nous nous sommes oubliés, dilués dans le siècle. Nos prêtres sont descendus de la chaire. Ils ont tombé la soutane et se sont mis à la guitare. Aujourd’hui, ils voudraient se marier, avoir des enfants. Et les femmes, les femmes nous harcèlent. Elles veulent à toute force être nos égales, prêtres, évêques, cardinales et encore plus peut-être. Notez qu’elles le sont déjà chez nos frères protestants, et pourtant les travées de leurs temples sont aussi désertes que celles de nos églises.