Paul se leva, marcha vers la cuisine sans lâcher le livre, l’index glissé entre les deux pages qui marquaient le début du soit-disant chapitre trois. De sa main libre, il versa de l’eau dans la bouilloire, appuya sur l’interrupteur, versa le contenu d’un sachet de café en poudre, lait compris, dans une tasse aux bords usés. On voulait jouer alors d’accord, on allait jouer.
Retour page cinquante-neuf. Un bateau. Bon déjà vu, mais bien sûr pas le même bateau. La mer toujours, mais une autre mer. Et un bled au nom imprononçable. Sinon, bonne nouvelle, plus aucune trace de napalm.
Au contact de l’eau bouillante, la poudre frémit, plongea, colora le mélange d’un beau brun chimique et fit paraître à la surface une couche de mousse si compacte qu’on aurait dit du fromage frais. De retour au lit, Paul s’en tartina la lèvre supérieure et s’essuya du revers de la main. Il libéra enfin son doigt marque-page et reprit le cours de son histoire. Page cinquante-neuf. Monsignore est toujours là.
_ Mais je m’égare, pardonnez-moi. Nous ne vous avons pas fait venir ici pour écouter un exposé sur le déclin de l’église catholique. Seulement, je ne sais pas, je vois chez vous une véritable qualité d’écoute, chose très rare de nos jours. Une question de temps. Les gens n’ont plus le temps. Ils sont pris par le temps, dans le temps, dans leur temps. Ils font toujours quelque chose. Ils vont toujours quelque part. Ils ont des projets. Des maisons. Des automobiles. Des ordinateurs et des téléphones qui sont à la fois leurs parents, leurs amis, leurs confidents. Leurs vies en somme, leurs vies en photographies, en dates, en rendez-vous et en relevés bancaires. Le monde qui tient dans le creux de leurs mains. Le monde en continu. Le monde en temps réel.
_ Je n’ai pas de téléphone portable.
_ Je bénis une fois de plus la personne qui nous a mis en relation. Vous êtes vraiment l’homme de la situation.
_ Et quelle est la situation ?
_ Délicate. Très délicate. Nous avons reçu des nouvelles inquiétantes en provenance d’Allemagne. De Rupertsberg pour être tout à fait précis, une bourgade située au bord du Rhin pas très loin de Wiesbaden. Il y a là un monastère bénédictin fondé en 1147 par Hildegard von Bingen qui fonctionne sur le modèle de la règle de Saint Benoit : « Ora et Labora ». À l’époque, la Magistra avait déjà fait montre d’une approche très personnelle du travail et de la prière. Elle y avait ajouté le chant lyrique, la danse, la linguistique et même l’étude de l’homéopatie. À ceux qui s’interrogeaient sur la conformité de ces nouvelles pratiques, elle opposait un seul argument : Dieu ! Dieu avec qui elle avait établi une ligne directe par le biais de visions.
Je parlerais plutôt d’hallucinations.
