
Carlo Ginzburg, Néanmoins, Machiavel, Pascal, (traduit de l’italien par Pascal Rueff) Lagrasse, Verdier, 2022.181 p. 22 euros.
Carlo Ginzburg trouve encore le moyen de nous surprendre. Reprenant des extraits de textes de Nicolò Machiavel et de Blaise Pascal, il nous conduit dans une stupéfiante aventure marquée par un long itinéraire d’érudition. Dans ce chemin, il nous fait participer à son parcours, ses trouvailles, ses limites, ses éblouissements, à force de connaissances, de précision, d’originalité.
Peut-être que Carlo Ginzburg n’a voulu que démontrer l’objectif présenté par l’avant dernière phrase de son livre : « en récupérant l’épaisseur de l’histoire, le monde dans lequel nous vivons est plus varié, plus complexe, plus riche » afin « de le changer ». Pour réaliser ce but, comment a-t-il procédé ?
Il met en œuvre ce qu’il avait appelé dans un livre antérieur – Le fil et les traces (Verdier, 2010) – l’« euphorie de l’ignorance », c’est-à-dire l’enthousiasme né de la découverte d’informations nouvelles et du plaisir d’apprendre qui le fait chaque fois se jeter dans de nouvelles enquêtes.
Il a donc réuni une série d’interventions présentées en des lieux et à des dates différentes centrées sur seulement un seul aspect des oeuvres de Machiavel, ses relations avec la casuistique, cette partie de la théologie morale qui résout chaque cas par la raison et la religion. Est ainsi reposée la vielle question « de l’exception et de la règle » qui peut parfois recouper aussi celle du singulier et du collectif et quelques autres dualismes diversement formulés. Depuis au moins Le sabbat des sorcières (1989, traduction française 1992), cette question hante l’oeuvre de Carlo Ginzburg qui y parlait de « conjectures eurasiatiques » pour tenter d’échapper aux « cas » que présentent les dossiers d’archives. Réunissant deux continents, il n’accédait qu’à des « conjectures ».
Equipé de cet axe de réflexion, « l’étourdissante érudition » de Carlo Ginzburg (le mot est de Roger Chartier) nous conduit dans une multitude de situations textuelles entre le XVème et le XVIIème siècle. Pour organiser cette foule d’informations, il utilise une démarche définie dès la page 18, qui renforce l’unité du livre : « les instruments dont je me servirai me sont offerts par le contexte et le langage ». Ainsi présenté, le langage ne pose pas un système mais un objet d’étude, le même pour tous les documents utilisées quelle que soient leur forme, imprimés ou manuscrits, ou leur contenu.
Même s’il n’utilise pas le mot, Carlo Ginzburg s’intéresse autant à la genèse des textes qu’au cheminement des idées, à des processus qui l’amènent à parler de « racines » ou d’« atelier ». Le parcours commence par l’examen d’une scène de la seule pièce de théâtre de Machiavel, La mandragore, dans laquelle un frère essaie de convaincre une jeune femme de commettre un adultère au nom de la religion qu’il représente. Le fil du livre est posé, la place de la casuistique qui permet d’autoriser n’importe quelle exception au nom de la règle. Chez Machiavel, cette question se cristallise sur un mot, « néanmoins », qui donne son titre au livre. Carlo Ginzburg montre que Machiavel utilise cette même posture dans ses autres textes puis va la chercher chez des auteurs postérieurs surtout Pascal. Il accède ainsi, non seulement aux sources des livres mais à un parcours qui rompt avec tout système afférent à une époque qui mute à la suivante comme l’ont présenté dans des domaines très différents Thomas S. Kuhn avec sa « science normale » ou Michel Foucault avec son « épistémè ». Au contraire, Carlo Ginzburg ne s’intéresse pas aux étapes mais aux changements. Au lieu de chercher des ensembles figés qui muteraient brusquement, il s’attache aux continuités diachroniques.
Comme il se réclame d’Erich Auerbach (1892-1957), Carlo Ginzburg n’examine pas l’œuvre entière – Le Prince, Les Provinciales ou d’autres – mais analyse avec une extrême précision quelques lignes de chacune, un bref passage. Il reprend la procédure conçue par Erich Auerbach ce qui l’amène parfois à reprendre le même extrait plusieurs fois car il rappelle la façon dont Machiavel traite « de l’exception et la règle » afin de la comparer avec précision avec une nouvelle mouture de la question. Il peut alors la chercher dans Les Provinciales, texte anonyme avant d’être inclus après sa mort dans les œuvres de Pascal bien que ce dernier ne fut pas le seul concepteur. En revanche, le nouvel ordre des Jésuites devenaient l’utilisateur dénoncé de la casuistique en apposition avec la rigidité janséniste, expression que ni Pascal, ni Ginzburg, n’ont utilisé.
Mais comme historien, à la différence d’Erich Auerbach, il peut quitter sa source principale, le texte, pour compléter le dossier par des les informations périphériques recueillies ailleurs qu’il ne peut pas toujours mettre sous les yeux du lecteur sinon sous forme de références. Ce dernier n’a pas les moyens, ni l’envie de vérifier une telle montagne de connaissances, une telle diversité de sujets. Il peut décider comme certainement quelque collègues de s’attacher à un point sur lequel il a peut-être quelque lueur mais personne ne reprendra la totalité de la besogne de Carlo Ginzburg, résultat de plus de 60 ans de travail acharné. Il s’inscrit ainsi dans la tradition des historiens qui complètent leurs « sources de première main » par d’autres moins assurées, dites de « seconde main ». Cela leur permet d’accroître leur documentation, de conforter leurs affirmations, d’élargir le cadre de l’enquête en évitant toute conjecture puisque ils installent ces information en périphérie. Il ne « met pas en perspective » mais conforte ses constatations. La prise en compte du contexte permet aussi d’orienter les premières lectures puis de confirmer les interprétations initiales. Elle permet d’établir des dialogues entre les personnes – Machiavel et Michel-Ange – de sortir des textes – l’intrusion de la sculpture dans le débat – d’évoquer d’innombrables autres questions, telle l’affaire Galilée invoquée « rapidement et de biais » selon les mots de l’auteur.
En insistant sur la démarche plutôt que sur la matière, foisonnante il est vrai, j’ai voulu monter non seulement l’extrême originalité du livre mais surtout, ce que les autres disciplines des sciences sociales pourraient en tirer. En particulier, je voudrais souligner que jamais la montagne de matériaux réunis ne s’écartent des fragments de textes initiaux ; ils restent liés par les mêmes personnes, les mêmes objets ou les mêmes postures. Par un moyen ou un autre, le contexte qui n’est jamais un décor extérieur, il est toujours issu du texte, malgré la multiplicité des objets et des informations. Dans les innombrables références, textes, objets, le livre arrive à s’organiser autour d’un mot qui lui a donné son titre, le « néanmoins » de Machiavel.
Bernard Traimond