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« Déchiffrer l’événement ». Michel Foucault, Le discours philosophique

Publié le 15 février 2025 par Antropologia

Des chiffres parsèment le dernier inédit posthume de Foucault – 3 doctrines p.134, 4 taches p. 94, 4 fonctions p.134, 2 modèles p.157 … C’est que, selon son propre mot, il a entrepris de « quadriller », c’est-à-dire de mettre dans des cases, le « discours philosophique », entendu au sens d’un ensemble de textes écrits, imités et lus sous cette appellation.

Déchiffrer l’événement Michel Foucault, discours philosophique

Michel Foucault, Le discours philosophique, Paris, EHESS, Gallimard, Seuil, Hautes Études, 2023. 310 pages. 24 euros.

   Dans ce livre, Michel Foucault ne s’intéresse pourtant que marginalement aux questions de poétique, lui qui s’intéressait aux forme d’écriture comme en témoigne son Raymond Roussel (1963) pour laisser à Frédéric Cossutta[1] ce type de recherches, bien qu’il évoque au début l’usage du « je » et du « il ». Selon sa démarche du moment qui voulait établir des taxinomies, Foucault présente une succession de critères qui permettent de dresser un tableau tel qu’il l’avait conçu dans son ouvrage précédent de 1966 – Les mots et les choses – qui met en place les fameux épistémè successifs. Je vais essayer de présenter les principaux éléments qui participent à l’édification de ce projet, ses ruptures et ses continuités.

   Dans ce nouvel inédit qui vient de paraître, Foucault détecte dans le « discours philosophique » quatre variables, des fonctions, qui le caractérisent puis il les fait grincer entre elles avec d’autant plus de facilité que leurs relations sont inégales et asymétriques. Ensuite, après avoir constaté que Nietzsche a fait exploser la « continuité des séries », Foucault reprend la description des lieux ainsi établis au moyen de deux nouveaux instruments, un projet, l’ « archive », et une démarche, l’ « archéologie ». Comme l’inédit dont je rend compte a semble-t-il été écrit durant l’été 1966 immédiatement après le succès de Les mots et les choses etavant L’archéologie du savoir (1969), il nous permet de retrouver sans surprise l’utilisation des catégories et d’objets déjà présents dans le premier livre et l’annonce de ceux qui s’épanouiront par la suite, même si L’ordre du discours, sa leçon inaugurale du Collège de France, (1971) peut être lue comme la fin d’un cycle. Pour sa démonstration, Foucault propose un point de départ, le « diagnostic », dans le but de débusquer ce qui se cache sous nos yeux, « l’événement dans les rumeurs que nous n’entendons plus ». Ensuite, il enserre les discours philosophiques dans une succession de types, de fonctions, de modèles, d’interprétations, de légitimations, de façons… afin d’établir une grille dans laquelle se place chaque élément pour mieux établir ses relations avec les autres. Cet état des lieux posé, il ne reste plus à Nietzsche qu’à tout bouleverser et à Foucault en tirer le bilan. Il le fait au moyen de « l’archive-discours » afin d’ « énoncer le mode d’être du discours à l’intérieur duquel on parle » (p.209).

   Foucault ne cherche donc pas à présenter le contenu des discours philosophiques qu’il suppose connus des lecteurs, Descartes, Kant … Il laisse cela aux histoires de la philosophie qui s’écrivent « à partir des systèmes pris dans leur individualité singulière » (p.110) dont il veut s’éloigner ainsi qu’il le précise. Au contraire, il veut rechercher les conditions générales qui ont permis au « discours philosophique » de se déployer. Alors qu’il a dit « je n’ai jamais été structuraliste » (Dits et écrits, IV : 435), c.’est en ce sens que certains ont pu le classer comme tel : décrire l’environnement, non le texte, les cadres et les catégories qui en ont autorisé l’expression, tel est le projet de Foucault. Il le dira lui-même en 1969 : « analyser l’œuvre dans sa structure, dans son architecture, dans sa forme intrinsèque, et dans le jeu de ses relations internes » (Dits et écrits, I : 794). Sous l’apparence de l’examen des discours philosophiques, Foucault pose déjà les ruptures et les discontinuités, éléments d’une vaste réflexion sur l’histoire, tant celle qui se dit et que celle qui se fait, dont l’introduction à L’archéologie du savoir constitue l’aboutissement.

   Foucault trouve cependant une relative continuité du « discours philosophique » dans les conditions de son émergence qui traversent la tornade Nietzsche qui le transforme cependant en un objet hétéroclite, l’ « archive discours » résultat de ces tribulations et de ces conditions de vie.

   Dans le cours de ces réflexions se glisse avec discrétion une pépite quand il distingue, p.116, « …deux manière de transformer le monde en discours : l’une, c’est une chaîne ininterrompue d’énoncés liés les uns aux autres par le raisonnement ; l’autre c’est l’accumulation d’observations et de faits vérifiés, qui se recoupent et s’entrecroisent. », opposition entre « théorie de l’apparence » et « théorie de l’inconscient » comme il l’a également formulé. Trente ans plus tard, le psychanalyste américain Donald Spence[2] par exemple, reprendra cette opposition en séparant la vérité narrative de la vérité historique ; la validité du discours est déterminé par forme de la preuve, soit la cohérence du récit, soit la validité des chaque élément qui le compose.

   Cette fois encore, alors que Michel Foucault conservait soigneusement ses manuscrits, son testament exigeait qu’il n’y ait « pas de publication posthume ». Dans ces circonstances comment lire les inédits heureusement édités année après année, ses cours au Collège de France et ses manuscrits ? Doit-on les considérer comme des textes supplémentaires de l’auteur à l’égal de ceux publiés de son vivant ou, au contraire, comme des documents (des archives ?) qui affinent notre connaissance de l’évolution de sa pensée ? Dans le premier cas, il s’agirait de textes définitifs alors que dans le second, nous n’avons affaire qu’à des brouillons, des documents en train d’être écrits ou même parfois abandonnés. Chaque inédit nous invite alors à une lecture génétique par les nouveaux matériaux qu’il apporte sur la formation de la pensée de Foucault alors qu’il peut aussi apparaître comme l’aboutissement de ses réflexions du moment. Même si le livre nous propose d’abondantes notes et des « Carnets » de Foucault durant l’été 1966, pour surmonter cette difficulté, il faudrait disposer des moyens de connaître la place que Foucault lui-même donnait à chacun de ses textes, d’autant qu’il était particulièrement sensible aux difficultés que je présente. A quand un examen génétique de ses textes ?

   Les éditeurs de ce dernier inédit, Orazio Irrera et Daniele Lorenzini sous la responsabilité de François Ewaid, donnent en fin du livre la présentation des réflexions de Foucault telles qu’elles peuvent être établies par la publication de ce nouvel inédit.


[1] COSSUTTA, Frédéric, Éléments pour la lecture des textes philosophiques, Paris,Borda, 1989.

[2] SPENCE, Donald, Narrative Thruth and Historical Thruth : Meaning and Interpretation in Psychoanalysis, New-York & London, W.W. Norton, 1982.

Bernard Traimond


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