Une étude de cas : Si l’enfant ne réagit pas d’Eric Chauvier
par Danielle PASCAL-CASAS
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Dans l’Esthétique de la création verbale Mikhaïl Bakhtine, déclare :
Le moment initial de mon activité esthétique consiste à m’identifier à l’autre : je dois éprouver-voir et savoir-ce qu’il éprouve, me mettre à sa place, coïncider avec lui […]et, en tout état de cause , après s’être identifié à autrui, il faut opérer un retour en soi-même, regagner sa propre place hors de celui qui souffre, et c’est là seulement que le matériau recueilli à la faveur de l’identification pourra être pensé aux plans éthique, cognitif ou esthétique. (Bakhtine, 1984 : 46-47)
Il s’agit là de la conception du personnage dans un cadre littéraire, un sujet-tiers imaginaire à construire par un démiurge créateur, en plein pouvoir de la magie noire des mots. L’auteur se devrait d’être en empathie avec le personnage qu’il veut créer via un processus d’identification, pour aller ensuite vers une exotopie, c’est-à-dire une mise à distance qui serait essentielle à sa complétude. L’auteur se devrait ainsi de redevenir l’Autre par rapport à son personnage, créé in vitro.
Mais dans quelles mesures ces propos de Bakhtine, pourraient-ils faire écho à l’approche observateur/observé pratiquée par un adepte de l’anthropologie ordinaire dans ses enquêtes, et pour ne pas le nommer, par l’écrivain (les mots nous attrapent dans leur filet) Eric Chauvier, pratiquant de la dite « raison littéraire » ? Je me pose la question ainsi que les suivantes, sans doute influencée par mes recherches récentes sur les thématiques « Fiction et sciences sociales » et « La littérarité et la non-fiction en question» lors de colloques précédents (Pascal-Casas, 2024). Et donc, je m’interroge : la distanciation nécessaire au paradigme scientifique, doit-elle, peut-elle être mise en place entre un observateur et l’observé, « objet » de son analyse ? De fait, que faire de la psyché du chercheur lorsqu’elle entre en résonnance avec l’alter ego de son observé? Y-a-t-il une traductibilité possible entre deux subjectivités qui se rencontrent ? La pragmatique du langage donne-t-elle les outils nécessaires lorsque les étudiés ont perdu tout semblant de dialogisme, lorsque les paroles, ces « souffles émanant d’organes phonateurs » dixit Eric Chauvier, s’étiolent et qu’il ne reste que les vibrations d’une voix qui s’imposent, comme nous le verrons ? Comment « regagner sa propre place », en termes bakhtiniens–celle de l’observateur– hors de celui qui souffre –celle de l’observé–, lorsque le chercheur est lui-même troublé au plus haut point ? Et finalement quelle serait la place de « la raison littéraire » dans ce processus ?
Voilà quelques unes des questions que nous allons nous poser au cours de l’analyse du texte de l’anthropologue Eric Chauvier, intitulé Si l’enfant ne réagit pas, publié par Allia en 2008, sans identification générique– Les pages indiquées au cours de notre analyse sont issues de cette édition–. Dans cette enquête, l’auteur nous entraîne dans le monde clos d’un institut de placement familial. Nous y suivons sa méthode de recueil de données sur ces jeunes en déshérence entre lesquels va se détacher Joy, cette adolescente dont la voix au timbre si particulier le mènera dans des méandres autobiographiques qu’il nous dévoilera.
L’approche professionnelle de l’anthropologue est de suite revendiquée et la méthodologie idoine précisée dés la première page de l’ouvrage : enregistrements des observés avec leur accord, anonymat assuré. Mais soudainement la dernière phrase de cette courte introduction, attire mon attention : « Cet engagement ne vaut pas en ce qui concerne les membres de ma famille. » En l’espace de quelques lignes nous passons radicalement d’une approche distanciée dictée par les bases méthodologiques de l’ethnologue in situ, à une référence directe à sa famille. Une bascule entre l’eximité et l’intimité qui augure du chavirement dont nous serons les témoins, sur le temps condensé d’une soirée, passant du récit d’une enquête anthropologique vers un récit introspectif, un récit de l’intime. Le narrateur nous embarquera de l’Autre au Moi, en partance vers son inconscient.
Et le terme de témoin prend tout son sens avec l’écriture in vivo pratiquée par Eric Chauvier. Nous rentrons dans l’atelier mental de l’anthropologue qui nous fait part constamment de ses interrogations voire de remises en question de ses prises de position professionnelles. Son « Je » est assumé de suite: « Je suis payé pour m’étonner. » nous déclare-t-il (p. 8). Bref le « je » du professionnel rémunéré pour sa tache. Sa mission consiste à « jouer à l’honnête homme » nous avoue-t-il sur le ton du faux naïf (p.8). Il doit faire un diagnostic de l’institut de placement familial, lieu de souffrance s’il en est, le directeur de l’établissement assumant qu’en tant qu’universitaire il aurait le détachement suffisant pour ce faire. Cette approche correspond à l’image forcément aseptisé du chercheur, enclin à l’objectivité exempte de toute émotivité, fait remarquer ironiquement l’auteur. La souffrance, mot répété à l’envi au cours de l’ouvrage, peut-elle être décrite théoriquement ? Nous verrons que seule l’ « expérience de savoir » vécue et transcrite par l’auteur nous permettra de l’appréhender.
L’anthropologue via ses observations in situ, va s’aventurer vers l’élaboration de théories qui pourraient être du meilleur effet académique, pour mieux s’en moquer ensuite. Quelques exemples : Suite à l’observation d’une potentielle standardisation de la gestuelle et mimique commune à plusieurs jeunes, il émet la théorie de l’acteur permanant (p.15-17).Sera évoquée la théorie de la déshumanisation des jeunes placés sous la formule provocatrice du « vivre et penser comme des morceaux de bœuf », un intitulé inspiré par une poétique noire contestable (p.13). La théorie de « l’être biologique », se réfère à ces jeunes qui seraient dépourvus de paroles pour cause de besoins inassouvis qui mettrait à mal le relationnel social (p.27). Ces dites théories ne dureront que l’espace de quelques pages pour mieux être déconstruites, voire ridiculisées plus avant. Elles ne seraient que des classifications rassurantes, une forme de bouclier virtuel empêchant l’accès à la compréhension des anomalies, réelles sources de savoirs, déclare le narrateur. Ces théories jugées fallacieuses viennent illustrer les démonstrations conceptuelles de l’Anthropologie ordinaire, développée par l’auteur dans l’ouvrage éponyme, dénonçant de fait « la gangue positiviste, exotique et scientiste » pratiquée par une doxa académique récusée (Soulet ,2022). L’anthropologue prend garde lui-même à ne pas s’engouffrer « dans le rôle de ces grands bourgeois humanistes qui, mi-excités mi-révoltés, contemplent en circuit organisés la misère prétendument exotique des tropiques (p.16). Le regard surplombant étant à éviter et l’utilisation du carnet de notes à utiliser plus discrètement.
L’évolution de l’enquête prouvera de fait la nécessité d’aller bien au-delà des théories facilitatrices de sens convenu, peu enclines à l’appréhension approfondie du territoire social, humain à déchiffrer. Le lecteur va naviguer au long de l’enquête entre le « je » professionnel du narrateur observateur, l’alter ego de l’anthropologue et son écho, une voix intérieure qui critique ses propres approches méthodologiques. Un entre-deux, dans lequel le lecteur va cheminer à l’écoute des autres voix qui vont se profiler, et notamment celle de Joy, adolescente placée, qui va faire l’objet de toutes les attentions de l’ethnologue via son outil majeur, l’enregistreur.
Mais qu’est-ce-que la voix ? Louis Van Delf, dans un article intitulé : « Nature et culture : Le statut de la voix dans l’anthropologie classique » écrivait : « Comment est-il possible qu’un morceau de chair dans un trou avec des osselets rangés, qui est le tuyau et le hautbois de la nature, fasse sortir si grande variété de voix ? »(Van Delf, 1990). Effectivement, ce sont de simples organes qui sont au service de l’unicité de notre être parlant. Une émanation corporelle des plus intimes, à même de générer de puissantes résonnances psychiques, le grain de la voix selon Barthes (1977). Ce sont ces résonnances qui vont produire un écho dans l’inconscient d’Eric Chauvier, lorsque la voix de Joy retentira et captera toute son attention, voire l’intégralité de son être.
Le professionnel étudie très précisément le relief de cette voix de Joy, jeune placée, dont la vie s’est réduite jusqu’alors aux abus multiples subis, dont les assauts incestueux du père. « Elle est sans accentuation : son rythme est formé par l’absence de respiration-mais sans effet d’étouffement et d’affolement –ce qui accélère le débit. […] L’absence d’affect de cette voix, son étrangeté, domine toutes les interprétations » (p.34). L’ethnologue n’est jamais loin de son laboratoire acoustique et de ses outils méthodologiques et ne laisse rien au hasard. Il note plus avant : « Elle crie, bien sûr, mais sa voix est désincarnée, comme absente à elle-même, ce qui annule l’efficacité de sa gestuelle brutale et rageuse » (p.37). Joy hurle ou crie, signe d’une faillite du langage, d’un effondrement symbolique. Son corps est scandé de secousses lorsqu’elle fume. Un langage corporel implosé que l’ethnologue compare à celui de Richard Hell, un chanteur et compositeur américain contemporain. Celui-ci déclarait vouloir « sortir d’ici », un ici intérieur à définir, source d’étouffement. Un langage empêché. La musique faisant office de compensation. Parler, c’est croire en un interlocuteur, et donc à un nous. Dire, c’est croire que l’on sera entendu. Joy éructe des sons via des grossièretés la plupart du temps, d’une voix désincarnée au langage nauséeux qui serait une technique d’auto destruction selon l’interprétation de l’anthropologue. Joy serait dans l’impossibilité de s’exprimer, car dans une vie institutionnelle et donc de substitution, elle se voit dans l’impossibilité de dire dans le cadre d’une parodie de vie. Sans jeu de mot, elle ne peut tenir parole, dans un environnement où tout est contractualisé (p.82). C’est l’interprétation donnée par le chercheur.
Le phrasé nauséeux de Joy, son isolement, enfermée dans la parodie inhérente aux relations institutionnelles, va propulser l’ethnologue actuellement en mission, vers un passé professionnel douloureux, dont il va se remémorer « avec une acuité stupéfiante » (p.98). Ce phrasé particulier de Joy va renvoyer Eric Chauvier au sein de l’équipe professionnelle dans laquelle il évoluait il fut un temps, et dont il va confier des éléments hautement perturbants au lecteur. L’auteur décrit cette expérience dont on ne connait pas le chronotope comme « un cauchemar social », lié au refus viscéral d’être ou du moins de se sentir contractualisé dans le cadre de sa situation personnelle passée faisant donc écho à celle de Joy, via la même difficulté constatée à s’exprimer : « Je ne pouvais plus parler distinctement, ma voix s’étouffait, puis se liquéfiait. Les mots que je parvenais à prononcer étaient pesants, ils me semblaient vains ; je ne les sentais pas. Ne pas sentir ses mots, c’est percevoir la parodie des termes de l’association proposée ; c’est percevoir la nécessité de se sauver à tout prix, de sortir d’ici » (p.94). Eric Chauvier précisera plus avant : « Je ne sais si Joy ressent quelque chose d’avoisinant. Je ne sais non plus quelle question lui poser pour obtenir des réponses sur ce point. Certains problèmes semblent nécessiter l’invention d’une langue qui s’emploierait intégralement à les résoudre (p.97). Il faudrait donc trouver les mots pour dire les choses…
Mais le narrateur qui s’auto-observe, pressent qu’il y a un autre cauchemar toujours lié à l’intonation de la voix de Joy, et sans doute lié aussi à des mots qu’il a proférés lui-même bien aux prémices de l’enquête, en répondant, hors de propos à l’un des jeunes placés : « Il y a des blessures plus profondes » (p.41), soliloque, cas d’hypnose, voire de possession ? « J’ai l’impression qu’une autre personne que moi est en train de parler » (p.46). Un écho de sa propre voix ? Revenons à la voix de Joy. On le sait scientifiquement maintenant, il y a des sons qui nous font basculer dans un état modifié de conscience, une sorte de transe, liée à des circonstances normales ou pathologiques. C’est Corine Sombrun, suite à l’expérience chamanique vécue en Mongolie, qui en initiera l’étude et la pratique maintenant à l’échelle universitaire, avec la transe auto induite générée. Or l’auteur semble appliquer une méthode qui s’y apparente: « Je réécoute l’enregistrement en fixant Britney Spears-sa jeunesse qui se décompose à la commissure de son œil gauche-essayant par là de retrouver l’acuité d’un état de perception passé […]» (p.101). Il est à remarquer que l’acuité auditive du narrateur est à l’échelle de sa perception visuelle et imaginative face à un poster de Breetney Spears entaché d’humidité avec des auréoles variables selon l’éclairage que le chercheur interprétera à l’aune de ses émotions synchrones. De fait, l’observateur fait feu de tout bois, il absorbe tous les signes, il semble baigner dans une sémiosphère amniotique qui va se révéler traumatisante, et l’entraîner dans des tréfonds autobiographiques.
« Ma mission peut attendre » déclare-t-il p.104, face à l’impossibilité de la poursuivre. S’agirait-il de placer le lecteur face à une enquête faillie, inaboutie, sans issue ? De fait, l’observateur a basculé du côté de sa propre observation qui le ramène au passé, et précisément à l’époque où il rédigeait sa thèse doctorale, intitulée « Fiction familiale », se faisant l’ethnologue de sa propre famille, une auto- ethnologie défiant sans doute les critères académiques de l’époque. Et curieusement, le timbre de la voix dénaturée, désaffectée de Joy va prendre corps dans celles des parents d’Eric Chauvier qui lui reviennent en mémoire, le ramenant vers les moments douloureux d’une famille éprouvée par la maladie de la mère, en souffrance physique, entourée par les siens, démunis devant l’issue fatale qui semble se rapprocher. La voix de Joy se met en bouche, littéralement, les mots du grand-père, de la grand-mère, de la mère, du frère, dans le cadre de ce qui parait être une hallucination mnésique suggère le narrateur, tel un doublage sonore erroné du souvenir, pour mieux l’exorciser, sans doute. Finalement, via une mémoire auditive décuplée, il retrouvera les véritables voix de sa mère et de son père, cette fois non doublées par la voix de Joy. Le lecteur se voit happé par une voix off narratorielle, lors d’un fondu enchaîné scénographié dans les espaces d’un chronotope mémoriel. Le psychisme du narrateur évoluant entre analepses et prolepses, nous voguons dans son paysage mental auditif et visuel. La voix de Joy qui était sujet d’étude, est devenue miroir introspectif.
L’anthropologue se retrouve alors dans un état second, et quittera précipitamment l’institut. IL est bouleversé, car en bon ethnologue, il recoupe toutes ses informations, essaye de comparer la mémoire des lieux, des visages et les notes écrites, correspondant à l’époque de la thèse. Et c’est la présence de son absence qui surgit dans sa conscience. La prise de notes continuelle qu’il effectue pour sa thèse lors de cette période douloureuse, était un prétexte inconscient, réalise-t-il à postériori, pour s’éloigner de la tragédie familiale, se protéger de la douleur, s’invisibilisant ainsi aux yeux des membres de la famille. Il réalise alors qu’il se ressent dans le rôle de l’enfant placé observant sa propre absence, un membre devenu transparent pour les siens. La douleur est intense, brulante.
L’auteur déclare : « L’observation réalise l’observateur, mais celui-ci ne relève jamais cet accomplissement. Sans doute a-t-il beaucoup à perdre dans cette prise de conscience» (p.123). Les premiers mots sont d’ailleurs en quatrième de couverture.
L’observateur est pris au piège de son observation avec un je professionnel fragilisé par son double privé. Une voix intérieure en écho, simulant celle du psychanalyste et de son patient, une relation à privilégier nous rappellerait l’ethno-psychanalyste Georges Devereux. On pourrait faire référence également au concept de « sociologie clinique », d’obédience freudo-marxiste, qui aurait pour but « d’explorer dans quelle mesure la façon de produire de la connaissance entre en résonnance avec l’histoire du chercheur, les mondes sociaux qu’il a traversés, les épreuves qu’il a rencontrées, les choix subis ou voulus qu’il a effectués » (de Gaulejac, 2021 : 26)
Et effectivement, malgré la bascule opérée au milieu de la mission, où l’observateur reste le même mais où l’observé a changé d’identité, puisqu’il y a retour sur le Moi du chercheur, il m’apparaît que l’enquête a été en partie menée à bien avec des résultats qui vont au-delà d’une quelconque théorie à rapporter. Lorsque le narrateur déclare page 124: « Comment pourrais-je dire quoique ce soit de pertinent sur leur souffrance [celle des enfants placés] quand l’observation de leur étrangeté me ramène si vivement à la mienne ? », je m’inscris alors partiellement en faux. En effet, les anomalies ressenties ont pris corps dans la narration proposée pour nous faire éprouver la brulure de la souffrance qui peut adopter tant de visages. D’ailleurs, celui de Joy ne nous est pas décrit lui donnant un anonymat qui a valeur d’universel, comme toute émotion humaine. Le récit transmet son intensité au lecteur, sa tessiture.
Dans l’Anthropologie de l’ordinaire, ouvrage de 2011 dans lequel Eric Chauvier propose sa propre vision conceptuelle de sa discipline, il fait un retour sur l’expérience qui fut la sienne, décrite dans Si l’enfant ne réagit pas. Ce regard distancié nous intéresse, car nous passons du récit d’une mission apparemment faillie, aux concepts qui la sous-tendaient, notamment le fait de décliner l’anomalie comme constitutive et partie intégrante, au risque de devenir intégrale, mon ajout, de l’enquête sociale. Dans ces pages l’auteur ne fait pas référence au premier cauchemar social qu’il dépeint, celui d’un milieu professionnel qui voulait l’enfermer selon lui dans le cercle vicieux de rapports contractualisés. Mais il revient longuement sur cette mission ponctuellement interrompue auprès des jeunes placés pour cause d’anomalie majeure déstabilisatrice. Il se défend de tout narcissisme pour mettre en valeur le potentiel heuristique de sa démarche, celle d’une dissonance communicationnelle assumée, qui bénéficierait grandement à l’anthropologie appliquée à la santé si elle voulait bien s’y pencher ajoute-t-il. Il s’agit donc d’accepter les dissonances de la communication humaine pour mieux s’approcher de son essence, voire de son ordinaire. Pour le dire dans les termes clairs de la page 125 de L’anthropologie de l’ordinaire: « Peut-on observer et analyser la souffrance humaine avec la distance que suppose une démarche prétendument scientifique ? Et si oui, que sacrifie-t-on de sens en proposant une expertise distanciée ? »
Revenons maintenant à nos points de départ.
Bakhtine : Créer un monde qui prendra corps via des mots, le romancier face à la construction de ses personnages. S’identifier au personnage pour ensuite s’en détacher, « reprendre sa place » de créateur, afin d’intégrer le personnage et lui donner toute amplitude dans un récit où il pourra s’épanouir dans le cadre de relations sociales recréées. Du in vitro facilitant l’illusion du vrai, reflet de l’idéologique, s’il en est.
Par ailleurs : Décrire et écrire le monde in vivo, l’ethnologue dans le feu de l’action de son enquête et du rendu de sa mission. Garder ses distances tant que faire se peut, par souci d’objectivité lié à la profession. Plutôt qu’un « reprendre sa place » d’un observateur détaché de son « objet » d’étude, assumer sa place d’humain à part entière, dit l’anthropologue, raison et affects faisant corps, un observateur qui ne pourra s’en tenir aux limites restrictives d’une méthodologie ne répondant pas aux anomalies qu’il va explorer de plein fouet.
D’une part, un monde créé in vitro qui tente de reproduire le vrai de relations sociales en s’appuyant sur l’autonomie recherchée des personnages, de l’autre l’écriture in vivo du monde vécu qui s’attache à faire parler « un bout de réel » selon l’expression d’Étienne Klein (2020 : 15). Les deux approches sont liées au code scriptural, mais le deuxième, lié à l’objectivité requise par toute approche scientifique, est néanmoins dépendante de filtres majorés. En effet, la traductibilité scripturale du monde vécu étudié par l’approche anthropologique disciplinaire, se verrait entravée par des étapes successives : écoute d’une parole, transcription écrite, voire comptes-rendus, avant une traduction en termes interprétatifs menant vers un déchiffrement classificatoire et théorique. Eric Chauvier va faire éclater ce feuilleté d’étapes dogmatiques.
Car la distanciation scientifique justifiée pour tout objet d’étude, doit être nuancée, lorsqu’il s’agit d’étudier l’humain. Il serait souhaitable de se référer aux sages propos du sociologue Michel Grossetti, qui nous rappelle que l’objet d’étude des Sciences Sociales ce sont « des êtres qui pensent, parlent et font circuler des récits […] », que le monde social n’a pas d’ADN ni de régularités absolues comme les lois de la physique (Grossetti, 2012 : 2-3). Et d’en conclure que la scientificité doit pouvoir s’inscrire dans des savoirs élargis, aux approches diversifiées et non excluantes, ce que tendent à prouver les écrits d’Eric Chauvier, adepte de « la raison littéraire » qui ne se réduit pas à la fiction comme l’a bien précisé son auteur à maintes occasions.
De fait, l’auteur est porté par de nombreux « partenaires d’intellection » comme les nomme joliment Dominique Viard (2019). Le style de l’auteur est riche de ses références musicales, cinématographiques, picturales, littéraires. Le sujet de Si l’enfant ne réagit pas, le rythme de l’enquête, ses ruptures, ses émois, ses tréfonds autobiographiques émeuvent le lecteur au-delà et malgré, si j’ose dire, le contenu méthodologique de l’anthropologue en action, même empêché.
J’ai pensé alors, concernant Eric Chauvier, à la tradition dite des 2 livres, une monographie savante suivi d’un ouvrage littéraire, c’était ce que l’on disait d’ouvrages dédoublés, génériquement parlant, de la première génération de l’ethnographie française. C’est Vincent Debaene qui s’y réfère dans « L’Adieu aux Adieux » publié de nouveau avec sa postface en 2018. Il nous précise d’ailleurs que la différenciation générique entre les 2 types d’ouvrages allait de fait au-delà du discours d’un champ scientifique opposé à l’imaginaire d’un domaine littéraire. Car avec les contextes historiques, géographiques et épistémologiques rentrant plus finement en jeu, nous devrions nous garder de trop caricaturer les oppositions de discours venus de la plume d’un même auteur, nous explique-t-il. Reste que cette tradition de deux genres d’écriture via le même auteur semble perdurer. Pour exemple l’anthropologue Nastassja Martin, spécialiste des populations subarctiques Gwich’in en Alaska et Evènes, éleveurs de rennes du Kamtchatka, qui a rejoint ces populations pour les étudier et produire les textes académiques correspondant. Cependant, dans le cadre de ses explorations, après avoir été attaquée par un ours, elle publiera un récit littéraire intitulé « Croire aux fauves »(2019). Elle déclarera : « Renouer avec les puissances du récit littéraire permet effectivement de médiatiser d’autres ontologies que la nôtre » ( Martin, 2020 ) En me basant sur ce dernier exemple séparatiste reconnu comme tel par son auteure : discours scientifique suivi d’un récit complémentaire qualifié de littéraire, aux fins politiques de divulguer à un plus grand public ses objectifs écologiques, je voudrais, de fait, qualifier les ouvrages d’Eric Chauvier comme des « 2 livres en 1 », et c’est là toute la spécificité de sa démarche auctoriale. L’anthropologue, bousculé dans des moments continuellement expérimentés, baignant dans le « in vivo » du flux de l’expérience vivante, de subjectivités qui se rencontrent, choisit de ne pas être écartelé dans ses pensées, et donc dans son écriture, entre la rigidité de la doxa théorique, et l’évasion vers des sphères qui pourraient paraître plus ésotériques, d’aucuns diraient littéraires, voire psychanalytiques, sachant que : « L’autre, le regard d’autrui, est indispensable à l’accomplissement intégral de soi» (Miraglia 2011), la voix de l’autre–celle de Joy en l’occurrence–la voix de l’observée, vient renvoyer, tel un boomerang, son état nauséeux à l’observateur.
J’aimerais maintenant conclure mon propos par la citation suivante qui me semble correspondre totalement à l’approche épistémologique et philosophique de l’œuvre d’Eric Chauvier .Son auteure en est Laurence Dahan Gaïda, dans un article intitulé : « Du savoir à la fiction : Les phénomènes d’interdiscursivité entre science et littérature » :
A la différence des autres discours […], la littérature ne se constitue pas par exclusion de l’hétérogène, mais au contraire par son absorption. Attentive à tout ce qui est délaissé par la légalité des systèmes scientifiques ou institutionnels, la littérature peut assimiler tous les « restes » du discours social, tous les laissés pour compte de la pensée systématique, l’insu d’une culture. Elle réussit ainsi à accomplir ce que la science, dans son refus du narratif, échoue à faire : penser le rigoureux et l’universel sous la catégorie de l’individuel et de l’irrégulier. En transformant les structures simples de la science en figures complexes, elle autorise le jaillissement de fragments de « réel pur », de morceaux de vie qui échappent au système. Médiant ainsi entre l’expérience de pensée et l’expérience vivante, elle épouse les contours du fuyant et de l’indéterminé pour esquisser de « tout autres savoirs » (p.10).
Je pense que ce paragraphe pourrait être inclus dans l’Anthropologie de l’ordinaire, l’ouvrage conceptuel d’Eric Chauvier, et là se trouve la définition de « la raison littéraire » invoquée. Pas de prédominance de l’esthétique tel un vernis, mais une inclusion décisive de l’hétérogène, via le style enrichi d’une culture élargie.
Eric Chauvier réussit à homogénéiser des approches épistémologiques et stylistiques que d’aucuns jugeaient il fut un temps contradictoires, avant les gros plans sur les enquêtes de terrain et la passion du réel qui a fait jour dans la dite non-fiction. Et donc les 2 livres, de l’époque révolue d’une frontière entre écriture scientifique et littéraire, n’en font plus qu’un, porté par une voix dont le degré de référentialité au vécu est majeur, et par celles qui lui viennent en écho, vecteurs et catalyseurs d’introspection, au cours de la narration. L’auteur met ainsi en action les principes d’une philosophie de recherche et de vie, conceptualisés dans l’Anthropologie de l’ordinaire, qui célèbrent les sciences, au service de l’humain, de véritables sciences humaines. Et c’est fort bien ainsi, dit la voix qui a lu, imprégnée de son vécu individuel, ne l’oublions pas. Et rappelons également, pour susciter les réactions, que la voix qui lit est la seule qui parle dans un texte, nous aurait dit Barthes ! Aux fins d’aller vers l’ouverture des propos, à laquelle je vous invite.
BIBLIOGRAPHIE
Bakhtine, M. 1984, Esthétique de la création verbale, trad. Alfreda Aucouturier, préface de Tzetan Todorov, Gallimard.
Barthes, R. 1981, Le grain de la voix, éditions du Seuil.
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Dahan Gaïda Laurence. 1991, « Du savoir à la fiction : Les phénomènes d’interdiscursivité entre science et littérature » dans Canadian review of comparative littérature, 18 (4) : 471-487.
–Academia. edu. PDF. p.10.
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— Janvier 2018, « Adieux à L’Adieu ? ». Acta Fabula. Vol. 9. n° 1. http://www.fabula.org/acta/document10660.php
Gaulejac,Vincent de , 2021, « La sociologie clinique donne du sens aux histoires personnelles » dans Sciences humaines, mensuel n° 333, février 2021 :26. Propos recueillis par Maud Navarre.
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Pascal-Casas, D. 2024, « Le décentrement des récits »[communication],colloque international 16-17 mai: Fiction et Sciences sociales, Université Paul-Valéry Montpellier 3. Actes du colloque en voie de publication.
Pascal-Casas, D. 2024 , « De l’autofiction genrée en tant que non-fiction, un paradoxe ? » [communication], colloque international 25-26 octobre: La littérarité de la non-fiction en question. Université ukrainienne de Tchernivtsi Yuri Fedkovych en partenariat avec le Centre de recherche sur les médiations- CREM de l’Université de Lorraine. Actes du colloque en voie de publication.
Soulet, M,-H, 2022, « Pousser le curseur. L’enquête fictionnelle chez Eric Chauvier » Versants n°69 : I : 89-115 dans Eric Chauvier, une poétique de l’intervention, dir Peter Frei et Thomas Hunkeler, fascicule français, URL : https://bop.unibe.ch/versants/issue/view/1197
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Viard, D, Alison, J, dir., 2019, « ‘Littératures de terrain ’ : la fabrique d’une catégorie critique » dans Revue critique de Fixxion française contemporaine, n°18, juin 2019. En ligne http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/issue/view/28
