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Agnes brezephin:grand prix de la biennale de dakar 2024

Publié le 08 mai 2025 par Aicasc @aica_sc

Pour la première fois dans l’histoire de la Biennale de Dakar, le Grand Prix Léopold Sédar Senghor est décerné à une femme de la Caraïbe, Agnès Brézéphin, artiste pluridisciplinaire.
Attribuer pour la première fois le Grand Prix Léopold Sédar Senghor à Agnès Brézéphin, artiste pluridisciplinaire originaire de la diaspora caribéenne, marque un tournant historique dans l’histoire de la Biennale de Dakar. Cette reconnaissance dépasse l’individu : elle honore la voix des territoires façonnés par le métissage, l’exil et la créolisation. À travers cette distinction, c’est toute une mémoire diasporique qui est saluée — une mémoire multiple, nourrie des héritages africains, européens et amérindiens, où les récits insulaires dialoguent avec les souffles du monde.
C’est aussi une affirmation forte : celle de la vitalité créatrice des artistes métis et caribéens, porteurs d’une esthétique des passages, des résistances et des réinventions.

Agnès Brézéphin a bien voulu nous accorder un entretien, nous aider à décrypter cette oeuvre sensible et complexe, nous partageons sa parole avec fierté et émotion.

Pourquoi avoir choisi ce titre, avec ses jeux de mots subtils « Au Fil de soi(e) » / « Fil(s) de soi(e) »,pour une oeuvre qui réunit à la fois l’intimité du Cabinet de Curiosité et la Chambre des Merveilles? Quel rôle joue le symbolisme de la soie noire, du rideau d’intimité, et des souvenirs cachés à l’entrée de cette chambre des merveilles dans la compréhension et l’interprétation de l’oeuvre ?

Le titre « Au Fil de soi(e) » réunit les fils invisibles de la mémoire, du temps et de la guérison dans une oeuvre singulière et poignante. Par son jeu de mots subtil, il invite le spectateur à une exploration intime et profonde de mon histoire personnelle, tout en faisant écho aux souffrances et renaissances que chacun peut traverser dans sa vie.
Le jeu de mots entre « soi » et « soie » ajoute une dimension supplémentaire à cette oeuvre. La soie, noble et délicate. C’est le matériau que je choisis pour mes broderies, symbolisant à la fois la fragilité et la force de cette démarche créative. Ce matériau précieux, tissé avec minutie, devient le médium de la sublimation. La douceur et la fragilité de la soie reflètent le processus de guérison : tout comme la soie se tisse patiemment, je brode minutieusement mon autoportrait, tissant les fils de mon passé avec ceux de mon présent, créant un sanctuaire de mémoire et de réparation.
Mais l’oeuvre ne se limite pas à l’introspection personnelle. Le titre « Au Fil de soi(e) » nous ouvre également les portes de la Chambre des Merveilles, un lieu où chaque objet, chaque fragment de mémoire se transforme en art, en symbole. Le Cabinet de Curiosités que je mets en scène devient un espace d’accumulation, où les cicatrices de l’histoire se transforment en récits d’espoir. Les objets qui peuplent cet espace – cocons brodés, perles de haute couture, grenades brodées racontent la fertilité – sont autant de témoins d’une forme de Résistance, mais aussi des voix multiples de toutes celles et ceux qui ont traversé, comme moi, cette épreuve similaire : l’inceste.
En somme, « Au Fil de soi(e) » incarne cette démarche artistique où le fil devient plus qu’un simple matériau : il devient le vecteur de ma mémoire, de ma douleur et de ma persévérance. C’est dans l’entrelacs de ces fils que je brode mon chemin de guérison, invitant le spectateur à suivre ce fil invisible dans un voyage intérieur. À travers cette création, je rends visible l’indicible, audible l’inaudible, transforme l’intime en universel, jusqu’à ce que, peu à peu, les blessures s’apaisent. Là, l’art, par sa beauté et sa poésie, ouvre un espace de calme intérieur, une forme de plénitude où la douleur peut se déposer et laisser place au « Beau ».

Agnes brezephin:grand prix biennale dakar 2024

Un rideau de soie noire veille à l’entrée de la Chambre des Merveilles. Il en garde l’intimité, invite au silence, et marque le passage vers un espace de mémoire et de transformation.
©Paola Lavra

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Quel rôle joue le symbolisme de la soie noire, du rideau d’intimité, et des souvenirs cachés à l’entrée de cette chambre des merveilles dans la compréhension et l’interprétation de l’oeuvre ?


« Au Fil de soi(e) », incarne un symbole puissant de seuil et de transition, marquant le passage entre deux mondes : celui du visible et de l’invisible, celui du passé douloureux et de la guérison. Ce rideau, à la fois délicat et mystérieux, invite le spectateur à franchir un espace symbolique, une porte qui mène à une intimité profonde, où l’artiste tisse son histoire personnelle en filigrane, tissée de mémoire et de transformation. La couleur noire de la soie renforce l’aspect intime et mystérieux de l’oeuvre. Le noir, tout en étant porteur de gravité et de mélancolie, agit ici comme un refuge, un espace où la souffrance, plutôt que d’être étouffée, se trouve sublimée par la douceur et la transparence de la soie. Ce rideau, fait de fils qui oscillent entre le visible et l’invisible, devient l’entrée d’un sanctuaire où les cicatrices se transforment en art. La soie, à la fois fragile et résistante, induit la transformation du soi : elle symbolise la douceur d’un processus de guérison, mais aussi la force nécessaire pour endurer et dépasser les épreuves.
Le rideau de soie noire marque un seuil. En le traversant, le spectateur entre non seulement dans l’espace de l’oeuvre, mais aussi dans l’intimité d’un corps en reconstruction. Chaque fil, chaque objet, chaque détail porte une mémoire. Ainsi, pour moi, en installant ce rideau de soie noire devant la porte de mon espace d’exposition, il n’est pas simplement une frontière esthétique, mais un élément qui délimite mon espace sacré, celui de l’introspection. Il représente l’entrée dans un univers où les souvenirs, les blessures, et les rêves cohabitent, et où, à travers l’art, je parviens à métamorphoser la douleur en beauté. Ainsi posé sur le seuil de la porte, les fils de soie forment une trame fragile et mouvante, symbole d’un chemin de guérison toujours en cours.

Votre installation associe des matériaux contrastés — métal, soie, fibres naturelles — et des symboles puissants comme le cocon, la grenade, le nid d’oiseau ou encore un squelette d’enfant fabriqué. Comment ces éléments, oscillant entre beauté et trouble, nature et artifice, participent-ils à votre processus de réparation du corps et de la mémoire ?


Dans cette installation, chaque élément est chargé de mémoire, de tension et de transformation. L’ossature métallique de mon corps, moulée en position foetale, presque endormie, n’est pas une armure, mais une structure ouverte, traversée de manques, de silences, de blessures visibles. Ce n’est pas un corps figé, mais un corps en veille, en attente de réparation. Le métal, froid, rigide, presque chirurgical, tranche avec la présence des moulages de mes mains, de mes pieds et de mon visage. Ces fragments de chair figés, plus incarnés, plus vulnérables, donnent chair à l’absence. Ce contraste volontaire entre abstraction et incarnation est conçu pour troubler, pour provoquer une bascule du regard. Je cherche à ce que le spectateur se sente convoqué, interpellé physiquement, qu’il ne puisse rester indifférent face à ce corps exposé dans sa fragilité, à la fois distant et proche… Que son propre corps résonne avec le mien!
Autour de cette structure, les cocons suspendus — certains brodés, d’autres laissés bruts — réagissent subtilement à la présence ou mouvement du visiteur autour de l’installation : ils frémissent au moindre souffle, au moindre déplacement d’air. Ce léger mouvement crée un trouble, une tension douce, comme si l’installation/l’oeuvre respirait avec le visiteur, comme si elle l’invitait à ralentir, à écouter autrement le monde.
À travers les interstices du métal, des pelotes de fils de soie ou de coton apparaissent, comme les veines d’un corps en reconstruction. L’indigo, couleur du passage, de la traversée, convoque des mémoires plus vastes : celles de l’exil, des ancêtres, des silences transmis. Les grenades brodées, belles à l’extérieur mais évidées, parlent de fertilité, mais aussi d’attente, de ce qui manque, de ce qui n’a pas pu éclore.
Des figures plus ambivalentes peuplent l’espace : la scolopendre, en écho au père, l’araignée, liée à la mère — qui surgit par la bouche, comme un cri contenu trop longtemps. L’édredon doré en plumes, confectionné à partir d’un morceau de soie ancienne, devient tour à tour peau précieuse, linceul ou refuge. Le nid d’oiseau, délicat, patient, évoque la tendresse d’un abri, mais aussi la fragilité du vivant.
Certains objets attirent, d’autres dérangent. Insectes naturalisés, squelette d’enfant fabriqué — autant de seuils à franchir pour le regard. Ce que je propose ici, c’est une traversée sensorielle : un Cabinet de Mémoires et de Merveilles où le beau ne nie pas la douleur, où le silence dialogue avec l’excès, où l’intime devient partageable.
Ce travail artistique s’est construit par étapes, comme un tissage fait de couches, de fils et de respirations. C’est un chemin lent, intérieur, où je me reconstruis peu à peu. À travers cette pièce, je donne une forme à ce qui était resté invisible ou tu dans ma vie de femme. J’invite le visiteur à ne pas seulement regarder, mais à ressentir, dans son propre corps, un mouvement vers l’apaisement et une présence plus douce à soi.

Agnes brezephin:grand prix biennale dakar 2024
Agnes brezephin:grand prix biennale dakar 2024

Comment votre travail artistique, avec ses matériaux contrastés et ses symboles, reflète-t-il la quête de beauté et de transformation, à l’instar de la poésie de Baudelaire ?


Mon travail, avec ses matériaux contrastés et ses symboles, reflète la quête de beauté et de transformation, à l’image de la poésie de Baudelaire. À travers des éléments comme le métal, la soie et les insectes, j’explore la souffrance et la reconstruction. Ces éléments, comme dans la poésie baudelairienne, transforment la douleur en Beauté.
L’installation crée un espace où la fragilité et la métamorphose coexistent, invitant le spectateur à ressentir cette intimité qui se dégage de la pièce. Je tente, comme Baudelaire, je cherche à rendre visible l’indicible, à transformer la souffrance en art.

Comment votre installation, en choisissant de « dire autrement qu’avec des mots », porte-t-elle un message politique fort — notamment celui de mettre fin à la prescription face aux violences subies, en donnant une forme sensible et poétique à l’indicible ?

Dans mon travail artistique, je cherche à donner une forme visible à ce qui ne peut pas toujours se dire. Le fil, la soie, les insectes, le métal — tout devient langage. Je parle avec les matières, avec les silences.
C’est une manière de reprendre la parole autrement, de m’affranchir des limites imposées par le langage ou par la loi.
Dire sans dire, mais faire ressentir profondément. C’est un acte politique : faire exister ce qui a été nié, refusé, effacé.
Mon installation n’efface pas la douleur, elle la transforme en présence sensible. En cela, elle interroge la prescription, le temps, la justice — et affirme que certaines blessures méritent d’être reconnues, quel que soit le temps écoulé.

Combien de gestes pour créer cette oeuvre ?

Il y a eu des centaines de gestes, peut-être des milliers. Chacun d’eux a compté. Des gestes appris, transmis, instinctifs ou maladroits. . Chacun portait une charge : celle du soin, de la mémoire, mais aussi de la résistance.
Broder, c’est dire sans crier. Mouler, c’est garder trace. Suspendre, c’est refuser l’oubli. Recommencer. C’est un travail lent, presque rituel. Chaque point, chaque fil tendu entre mes mains devient un acte politique : celui de reprendre possession d’un corps fragmenté, d’une histoire tue. Ce sont des gestes lents, répétés, souvent intimes — certains empruntés à des savoirs anciens, d’autres inventés au fil du processus. C’est pourquoi il est complexe de les compter et mémoriser. Ils se font naturellement
Ces gestes, je les fais aussi pour celles qui n’ont pas pu parler, pour que ce qui a été vécu ne soit plus ignoré ni prescrit. Créer, ici, c’est refuser que le silence tienne lieu de Justice. C’est inscrire dans la matière ce que la loi ne reconnaît pas toujours : la durée du traumatisme, son inscription dans la chair.
Le spectateur, face à cette oeuvre, n’est pas un simple regard extérieur. Il est invité à sentir, à travers son propre corps, cette tension entre mémoire et oubli, à prendre part — même silencieusement — à ce mouvement vers la vérité.
C’est une présence que je lui demande, attentive, active, presque complice : celle d’un témoin.

La vidéo, comment s’articule t elle avec l’installation ?

La vidéo* s’articule à l’installation comme une extension sensorielle et narrative. Elle est projetée dans un espace sombre et enveloppant, en contraste avec la lumière plus diffuse de l’installation, créant ainsi une zone de repli, d’intimité.
À l’image, on retrouve l’atelier avec des gestes de broderie filmés en très gros plan, le fil qui perce la matière, le tremblement des mains, les textures de la photographie brodée, des moments de dessin simple : juste des points noirs au feutre sur la gélatine de la photographie….
Le montage est lent, presque hypnotique, rythmant l’apparition d’éléments symboliques comme les perles, la pleine lune… Ce n’est pas une histoire racontée du début à la fin, mais plutôt une suite de sensations qui enveloppent le visiteur et l’entraînent dans une expérience émotionnelle. La vidéo agit en miroir de l’installation : elle capte ce qui ne peut être figé dans l’objet — le geste, l’émotion, la vibration du non-dit. Elle propose un autre langage, complémentaire, pour dire l’indicible.

  • Extrait d’après des rushs du film documentaire : Scoloprendre & papillons – 2019 _ Bérénice Médias Corp
    Réalisé par Laure Martin Hernandez et Vianney Sotès _ Montage pour la Biennale de Dakar 2024 : Gaël Dufief
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Crédits photo: Paola Lavra

Entretien avec Dominique Brebion Mai 2025


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