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Il existe un chemin entre la servitude et la folie

Publié le 15 mai 2025 par Véronique Anger-De Friberg @angerdefriberg

Par Véronique Anger-de Friberg, présidente fondatrice du Forum Changer d’Ère*


existe chemin entre servitude folie

Autrefois espaces d’échange et d’ouverture, les réseaux humains se transforment en cercles hermétiques qui se fient à une boussole qui a perdu le Nord. C’est ainsi que chacun érige son « mur numérique » pour se protéger des autres perçus comme potentiellement hostiles ou importuns. Ce filtre, qui se voulait protecteur, finit par empoisonner les rapports humains en justifiant par avance les comportements agressifs ou cyniques.

Pendant la saison des pluies, lorsque l’eau est abondante dans la savane africaine, les grands fauves laissent les gazelles s’abreuver paisiblement. Mais quand la sécheresse s’installe c’est la loi du plus fort qui reprend ses droits. Une scène qui illustre parfaitement ce point d’eau prospère d’après-guerre que représentait la France des Trente Glorieuses. Avec la fin de la guerre froide, le fantasme de la croissance économique et de la paix universelle s’est installé au cours des décennies suivantes, jusqu’à ce que les crises et les tragédies collectives (révolution numérique, intelligence artificielle, assèchement des ressources, pandémie Covid-19, retour des guerres sur notre continent…) réveillent brutalement les peurs ancestrales et ravivent les instincts prédateurs tout en légitimant les réflexes de protection. 

Le « vivre ensemble » a réellement commencé à se fissurer dans les années 1960-1970 quand la critique légitime et le projet émancipateur se sont mués en rejet systématique de toute forme d’autorité, de contraintes sociales et d’engagements collectifs. C’est sur ce terreau de l’individualisme et de la déconstruction systématique de nos institutions et des valeurs traditionnelles qu’a pu prospérer la double idéologie du marché tout-puissant et du narcissisme. Dans le contexte actuel d’instabilité chronique, la distorsion entre valeurs affichées et réalité des comportements s’est accentuée. La solidarité, l’audace, la diversité et la créativité sont célébrées dans les discours, mais les investisseurs exigent des retours sur investissement (ROI) immédiats et sans risques. Mais la peur de l’échec inhibe l’esprit d’initiative. Mais les recruteurs privilégient les candidats de 30 à 45 ans aux profils standardisés.

Autrefois espace d’échanges et d’ouverture, les réseaux humains se transforment en cercles hermétiques qui se fient à une boussole qui a perdu le Nord. C’est ainsi que chacun érige son « mur numérique » pour se protéger des autres perçus comme potentiellement hostiles ou importuns. Ce filtre, qui se voulait protecteur, finit par empoisonner les rapports humains en justifiant par avance les comportements agressifs ou cyniques. La philosophe Hannah Arendt(1) parlait d’« atomisation de la société1 » pour décrire des individus de plus en plus isolés et indifférents au sort d’autrui qui, à force de se replier sur eux-mêmes, finissent par fonctionner comme des atomes séparés dans une société qui se désagrège. Ce phénomène déjà présent avant la pandémie, s'est accéléré et aggravé avec le succès des plateformes telles qu’Airbnb, Blablacar, Vinted, Meetic et autres qui encouragent les utilisateurs à se soumettre à la tyrannie du rendement immédiat. En effet, pourquoi prêter sa maison quand on peut la louer ? Pourquoi donner des vêtements quand on peut les vendre en ligne ? Pourquoi prêter son auto quand on peut faire payer des passagers ? Pilier fondamental de toute société humaine, acte universel porteur d’espérance et de cet esprit fraternel qui transcende la liberté et l’égalité, la culture du don étouffe dans une société marchande où tout (son temps, ses engagements, ses relations, ses amitiés...) doit être « rentabilisé ».

Il serait temps de reconnaître la force symbolique et sociale de ceux qui « donnent » et de développer activement les espaces sociaux (tiers-lieux, initiatives d'économie sociale et solidaire, banques de temps…) qui réinventent la circulation non marchande des biens et des services. Si l'éducation familiale doit valoriser l’entraide dès le plus jeune âge, l'école est le lieu idéal pour expérimenter les bienfaits de la coopération et des réussites collectives. Il serait bon également que les entreprises – et certaines le font déjà – intègrent systématiquement dans leur gouvernance des mécanismes qui valorisent les actions concrètes contribuant au bien commun (partage des savoirs, entraide intergénérationnelle…)

Pour faire émerger une vision et une ambition collectives qui préservent des échappatoires illusoires et déconnectées de la réalité, il est essentiel de « croire en ce monde » (Gilles Deleuze) ici et maintenant. Non par naïveté, mais par nécessité existentielle. C’est justement parce que l'enfermement individuel prend le pas sur l’esprit pionnier qu’il est vital, pour ne plus subir un système prédateur qui ne dit pas son nom, de « voir loin, voir large, analyser en profondeur, prendre des risques, penser à l’Homme » (Gaston Berger(2)). Nous devons trouver ce point d’équilibre né de l’engagement lucide envers le présent, ses contraintes et ses potentialités, car « il existe un chemin entre la servitude et la folie : celui que les intellectuels, en particulier, ont pour mission de repérer. » (Albert Camus(3)). C’est précisément l'expression de notre aspiration profonde à la dignité et à la fraternité qui doit les inspirer et guider nos pas pour bâtir un futur désirable.



(1) Hannah Arendt, Le système totalitaire (Le Seuil, 1972. Première édition en anglais Harcourt Brace & Co. New York, 1951).

(2) Gaston Berger (1896-1960) chef d’entreprise, philosophe et inventeur de la prospectiveAnticiper n’est pas prédire, mais observer les signaux faibles annonciateurs de changements profonds, explorer méthodiquement des futurs possibles pour éclairer nos choix présents et ajuster constamment sa vision à mesure que la réalité évolue.

(3) Albert Camus (entretien avec Jean Mogin, 13 septembre 1955 à propos de son livre L’Homme révolté paru chez Gallimard en 1951).


*Créé en 2013 à la Cité des sciences et de l’industrie de La Villette à Paris par Véronique Anger-de Friberg avec le soutien amical du scientifique Joël de Rosnay, Forum Changer d’Ère, rendez-vous majeur de la prospective sociétale porté par l’association « Du lien et du sens », alerte, interroge et informe les acteurs des mondes académique, économique et politique et le grand public sur les grands défis de la modernité et les effets sociétaux des mutations engendrées par la révolution numérique. Site : https://www.forumchangerdere.fr


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