3 Revers religieux

Publié le 10 juin 2025 par Albrecht

Le revers à thème religieux relèvent-ils de la même logique que les revers allégoriques, fournissant un portait abstrait mas en puisant à un registre chrétiens ? Où relèvent-il d’une logique propre ? Nous allons voir que les exemples, peu nombreux, relèvent d’intention variées.

Article précédent : 2 Couvercles coulissants

Les revers de polyptiques

Certains panneaux bifaces qui nous sont parvenus faisaient partie d’un projet plus large : aussi il est vain de chercher à mettre en correspondance le recto et le verso, sans connaître le programme d’ensemble du polyptique.

Quadriptyque Anvers-Baltimore, vers 1400, reconstitution Verougstraete ( [1] fig 95)

Par exemple, dans ce quadriptyque complexe, deux versos formaient, à la première ouverture, un diptyque comparant deux scènes aquatiques, le Baptême du Christ et le Miracle de Saint Christophe, l’un au tout début de la Vie du Christ et l’autre après sa mort. L’ouverture complète montrait, chronologiquement, quatre scènes de la vie du Christ.


Volets de triptyques isolés

Résurrection

Saint Clément

Cercle du maître de la Virgo inter Virgines, The Cartin Collection, Hartford, Connecticut

Saint Clément est identifié par l’instrument de son martyre, l’ancre. On ne connaît pas la raison de sa présence au verso de la Résurrection, qui faisait probablement partie d’un ensemble plus large, comprenant au moins deux autres panneaux, une Crucifixion et une Lamentation [1a].


Portrait d’homme en saint André

Saint Sébastien

Jean Beugier (Maître des Portraits princiers), , vers 1470-80, Madrid, musée Thyssen-Bornemisza (inv. 251bo)

Vu le revers en grisaille, il s’agit probablement du volet droit d’un triptyque, le donateur ayant choisi de se faire représenter à la guise de Saint André.


Un triptyque perdu de Bosch (SCOOP !)

Portement de Croix

Enfant avec moulinet et trotteur

Hieronymus Bosch, 1490-1510, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Le garçonnet du verso n’est pas nimbé: il ne s’agit donc pas de l’Enfant Jésus, mais d’un enfant générique, apprenant à marcher en jouant avec son moulinet. Cette scène charmante constituait donc l’antithèse de la scène tragique du recto, où le Christ effectue ses derniers pas, écrasé par le poids de la Croix : d’autant plus que celle-ci, au recto, tombe exactement sur l’épaule du garçonnet.

Il s’agissait probablement du volet gauche d’un triptyque classique Portement / Crucifixion / Résurrection (tel que par exemple le retable de la Passion de Memling).


Concernant la grisaille au revers du volet droit, on en est réduit aux hypothèses. On a supposé [2] qu’il pouvait s’agir de Saint Jean Baptiste enfant venant à la rencontre de son cousin, un sujet rare que l’on trouve dans cette gravure contemporaine :

Israhel van Meckenem 1465-1500, British Museum


Si l’on tient compte des symétries du triptyque supposé, la grisaille de droite devait à la fois servir d’antithèse à la Résurrection du verso et, lorsque le triptyque était fermé, de pendant à l’Enfant apprenant  à marcher…. 

…pourquoi pas  un Mort sortant du tombeau ?


Un Saint Patron

En principe, un saint ou une sainte au recto d’un portrait indique le prénom du modèle.

L’exception qui confirme la règle

Musée des Beaux-Arts de Caen

Musées Royaux des Beaux Arts de Belgique, Bruxelles

Diptyque de Jean de Froimont, Van der Weyden, vers 1460

Côté Vierge à l’Enfant, l’inscription est la salutation angélique : AVE MARIA G(raci)A PLENA.
Côté donateur, la devise est « RAISON LANSEIGNE (l’enseigne) »



Revers du panneau du donateur

La figure de Saint Laurent, en grisaille, a fait longtemps identifier le donateur comme étant Laurent de Froimont (nom inscrit sur la banderole), dont on ne sait pratiquement rien (un Laurent de Froimont, propriétaire terrien, est repéré à Enghien dans le Hainaut, entre 1450 et 1473, mais il est trop âgé pour la datation dendrochronologique du portrait). Le blason, gratté, n’arrange pas la situation.

C’est en 2003 que Dominique Vanwijnsberghe [3] , grâce à la découverte de la même devise sur un manuscrit de Princeton, a identifié le donateur comme étant Jean de Froimont, un ami proche de Philippe de Croÿ (qui avait lui-même commandé un diptyque de dévotion, voir 4.3 Revers armoriés : Diptyques et triptyques de dévotion ).

L’image de Saint Laurent était donc une fausse piste : elle a pu être peinte par une autre main, pour des raisons de dévotion particulière à saint Laurent. Ou plus probablement, elle fait référence à la famille Laurent, nom de jeune fille de l’épouse de Jean de Froimont.


De plus, selon H. Verougstraete ([1], fig 89), l’éclairage de la niche fait supposer qu’il s’agissait plutôt du revers du volet gauche (le côté sombre indiquant conventionnellement où poser la main), qui aurait été recopié au revers du volet droit afin d’en garder le souvenir.


Portait d’une dame

Stigmatisation de Saint François

Anonyme vénitien, 1475-80 Philadephia Museum of Arts

Sans certitude, on peut présumer que la jeune femme se prénommait Francesca. Le rubis sur sa poitrine répond discrètement à la plaie sur le flanc du Saint.


Vierge à l’enfant

Homme en prières

Memling, 1485-90, Chicago Art Institute

Revers du panneau du donateur : St Antoine de Padoue

On ne sait rien du donateur, sinon qu’il devait s’appeler Antoine. A remarquer les deux enfants dans le miroir derrière la Vierge (voir 3.1 Le diptyque de Marteen)


Portrait d’un homme avec un chapelet, MET, New York

Portrait d’une femme en prières, Musée des Beaux Arts, Bâle

Lucas Cranach l’Ancien, 1508 [4]

Ces deux volets d’un triptyque de dévotion (panneau central disparu) ont probablement été peints lors du voyage de Cranach aux Pays-Bas en 1508.
La bague de l’homme porte les armoiries de la famille néerlandaise Six van Hillegom ou Six van Oterleek

Saint Pierre ?

Sainte Catherine

Sur les revers, très abîmés, sont peints en grisaille les saints patrons du couple.


Un portrait spirituel

Rogerius de Jonghe (avers) et Saint_Nicolas de Tolentino (revers)
Disciple de Pieter Pourbus, 1579, Musée Groeninge, Bruges

Ce portait devait être le panneau gauche d’un diptyque de dévotion, avec la Madone sur le panneau droit. Au revers, et dans la même position que lui, Rogerius de Jonghe a fait représenter son modèle spirituel, vu de plus loin. On retrouve la même idée que dans les monnaies et tableaux bifaces de la Renaissance italienne (voir 1 Revers allégoriques) : portrait physique à l’avers, portait spirituel au revers.


Portait de Savonarole

Exécution de Savonarole avec deux autres dominicains

1500-40, National Gallery

La lumière tombant de la gauche illumine pareillement l’imprécateur dans sa chambre et les suppliciés en place publique. D’une certaine manière, le « portrait spirituel » de Savonarole se réduit à un bûcher diabolique.


Au dos de la Madone

i

Petite Pieta ronde

Trois clous et couronne d’épines

1400-15, Louvre

De la même manière que des armoiries figurent souvent au dos d’un portrait (voir 4.1 Revers armoriés : portraits isolés ), il arrive exceptionnellement qu’un emblème christique orne le revers d’une Madone.

Vierge à l’Enfant avec  Saint Jean Baptiste, Saint Bartholomée et Quatre Anges

Sceau de Saint Bernardin de Sienne

Sano di Pietro 1460-70, El Paso Museum of Art

Au verso, les quatre anges entourent le sceau de Saint Bernardin de Sienne, tel qu’on peut le voir par exemple sur cette fresque, avec la même citation de Saint Paul :

Sceau de Saint Bernardin, 1425, Sienne, Palazzo Pubblico, Salle de la Mappemonde

Au nom du Seigneur, que tout genou fléchisse, aux cieux, sur terre et aux enfers. Saint Paul (Phil. 2, 10-11)

In nomine ihs onne genum fletatur celestium terrestrium infernorum

Un diptyque de Memling (SCOOP !)

Portait d’un Jeune Homme
Memling, vers 1485, Thyssen Bornemisza, Madrid

On notera que le même monogramme figure sur ce vase christique et ce bouquet marial, au revers du portrait d’un jeune italien inconnu.

Vu l’étroitesse de la portion visible de la fenêtre, on a proposé [5] qu’il s’agissait du volet gauche d’un triptyque dévotionnel à trois panneaux de largeur identique, avec la Madone au centre et l’épouse sur le volet droit : pour un autre exemple chez Memling, voir 4 Le triptyque de Benedetto.


Reconstitution avec une Vierge tournée vers la gauche (école de Memling) 

Un argument décisif à l’encontre de l’hypothèse d’un triptyque [6] est que l’intersection entre la fuyante du tapis et la ligne de sol place le point de fuite juste à droite du panneau. Or Memling utilise toujours un point de fuite unique, situé au centre de l’ensemble :  il s’agit donc bien d’un diptyque.


Chicago Art Institute

On retrouve cette construction dans le diptyque que nous avons vu plus haut  (avec, au revers du dévot, un Saint Antoine en grisaille dans une niche).

On a ici une nature morte en couleurs, une des toutes premières de la peinture occidentale. Le volet du donateur étant en général le volet mobile, il est très probable que ce revers a été conçu comme une niche en trompe-l’oeil, fixée au mur. En l’ouvrant apparaissait, dans un effet de surprise, à la fois une échappée vers la campagne et le dialogue intime entre le jeune homme et la Madone.


Madone avec trois donateurs
Maître de la Légende de Sainte Ursule, 1486, Musée des Beaux Arts, Anvers

Chaque revers porte un symbole approprié :

  • un calice avec une hostie côté donateurs,
  • un crucifix côté Madone.

Lucrèce comme Marie

Vierge à l’enfant, Tambov Picture Gallery

Portrait d’homme, Gemäldemuseum Berlin

Jan Van Scorel, 1527-30

Un peu en retrait, Marie s’incline vers l’homme pour lui présenter son fils, qui lui même tend la main comme pour le saluer et le toucher. Nous ne sommes pas devant une apparition, mais devant une rencontre physique, au sein d’un paysage qui joint les ruines romaines aux rochers à la flamande.

Lucrèce, revers du panneau masculin

Au dos de ce très pieux donateur, on pourrait s’étonner de trouver une femme nue. Mais Lucrèce, qui préféra se poignarder plutôt que de se laisser déshonorer par un Prince romain, est à l’époque une figure de la Virginité et de la force de caractère.

Ainsi l’héroïne de l’Antiquité, chastement dénudée, peut être vue comme une préfiguration glorieuse de la Vierge, tout comme Eve est son ancêtre honteuse.

Lorsqu’on ouvre le diptyque, la gestuelle de Lucrèce, propulsant sa lame nue vers son coeur, prélude à celle de Marie, propulsant son fils vers le monde.

Ce langage des gestes, très élaboré, crée aussi une identification entre Lucrèce et le donateur, qui porte la main droite sur son coeur comme comme s’il ressentait sa blessure, suggérée d’une autre manière par le trou qui transperce le rocher.
Ainsi, comme le note A.Dülberg :

« Kouznetsov montre de manière crédible que cet extraordinaire diptyque s’inscrit dans le cercle d’influence des rhétoriciens néérlandais, dont Van Scorel était proche. Lucrèce y est interprétée, parmi d’autres héroïnes de l’Ancien Testament, comme une préfiguration de la vertu et des souffrances de Marie. Par son geste de la main posée sur le coeur, le donateur exprime sa volonté d' »Imitatatio Mariae ». ( [7], p 151)


Johann von Rolinxwerth et Christine von Sternberg
Barthel Bruyn l’Ancien, 1529, Mauritshuis

La même exaltation des vertus chrétiennes se retrouve, exactement à la même époque, dans ce diptyque conjugal. Les quatre oeillets, répartis entre les époux, outrepassent la symbolique nuptiale habituelle pour atteindre leur signification sacrée : celle des quatre clous de la Passion. Les deux autres objets, le verre de vin rouge et le gant blanc, prennent également une valeur religieuse : sacrifice et pureté.

Le fait que Lucrèce se trouve au revers du portrait masculin souligne bien que ce n’est pas sa féminité qui est en cause, mais son Courage et sa Vertu, exemplaires pour les deux sexes. A noter que la lame et le point de pénétration sont complètement masquées par le bras, dans un geste peu naturel.


Triomphe de Galatée (détail), Raphaël, 1513, Villa Farnesina

Il ne s’agit pas d’une question de bienséance, mais d’une citation de  cette célèbre fresque de Raphaël.


Le gentilhomme aux belles mains

Lucrèce

Gossaert, 1532, The Clark Museum, Williamstown, Massachusetts

Dans ce portait biface, le gentilhomme semble s’afficher comme l’émule de la vertueuse Lucrèce, son pouce se substituant au glaive pour pénétrer avec discrétion sa poitrine. Mais l’insistance sur le gant et l’emblème sur le béret suggèrent un second niveau de lecture, franchement grivois (voir Un pendant de Caravage, et autres histoires de gants).


Deux scènes chrétiennes

Dans ce type de tableau biface, les deux scènes fonctionnent comme une sorte de pendant dans lequel la méditation s’effectue tour à tour, et non côte à côte.

Crucifixion

Pentecôte

Gonfalon du Saint-Esprit, Luca Signorelli, vers 1494, Galerie nationale des Marches, Urbino

Cette bannière de procession peinte sur toile a été ensuite scindée en deux panneaux [8]. Les deux scènes s’opposent par leur ambiance (extérieur / intérieur), leur éclairage (latéral, central), leur construction (vue frontale / vue en perspective) et leur message (douleur, sérénité).


Annonciation avec le Duc d’Albe

Adoration des Mages

Maitre de la Virgo inter Virgines, 1470-1500, Palacio de Liria, Madrid

Le Duc d’Albe, rivalisant avec les Rois Mages, adore l’Enfant avant eux.


Enfant Jésus bénissant

Homme de douleurs

Cranach l’Ancien, 1520-25, Nationalgalerie, Prague

Les deux faces opposent l’Enfant triomphant et l’Homme souffrant. Selon la vieille habitude des médailles, la vue de loin est  une allégorie et la vue de près un portrait réaliste.


Cas uniques

Portrait de dame

Sainte Face

Atelier de Rogier van der Weyden, vers 1460, National Gallery

On ne connait pas d’autre exemple d’une telle association. L’état très dégradé du revers suggère que le panneau aurait pu être volet mobile d’un diptyque marital ( [9], p 66) : ouvrir le diptyque aurait fait apparaître les visages du couple, sous le patronage du visage divin.


Homme à l’oeillet

Lamentation

Maitre de Francfort (école), 1500-25, localisation inconnue

Autre combinaison unique d’un portrait et d’une scène religieuse. Le gentilhomme tient son gant de la main gauche, et un oeillet de sa main droite gantée. Il existe quelque cas rarissimes de doubles portraits de fiançailles où l’homme se place à droite, pour bien souligner la différence avec un couple marié (voir Couples germaniques atypiques). Mais la présence d’une Lamentation au revers (avec la Résurrection à l’arrière-plan) est tout à fait exceptionnelle : faut-il comprendre que la panneau n’avait pas de pendant féminin, et que le jeune prétendant exprimait, par ce revers, à la fois sa souffrance et son espérance ?


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Références : [1] H. Verougstraete « Frames and Supports in 15th and 16th Southern Netherlandish Painting » . https://www.kikirpa.be/en/publications/frames-and-supports [1a] https://research.rkd.nl/nl/detail/https%3A%2F%2Fdata.rkd.nl%2Fimages%2F21001 [2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Portement_de_Croix_(Bosch,_Vienne) [3] Dominique Vanwijnsberghe, « L’identification du portrait ‘Froidmont’ de Rogier Van der Weyden, Perspectives nouvelles sur les liens du peintre avec le milieu hainuyer », Revue de l’art vol. 139 (2003) p. 21-36 https://orfeo.belnet.be/handle/internal/10582https://orfeo.belnet.be/handle/internal/10582 [4] http://lucascranach.org/CH_KHZ-KMB_Dep24 [5] Dirk De Vos, « Hans Memling : l’oeuvre complet », 1994, p 262 [6] L’hypothèse du diptyque, proposée par H. Verougstraete ([1], p 174), se trouve ainsi confirmée. [7] Angelica Dülberg, « Privatporträts : Geschichte und Ikonologie einer Gattung im 15. und 16. Jahrhundert », 1990 [8] https://fr.wikipedia.org/wiki/Gonfalon_du_Saint-Esprit [9] Alison Manges Nogueira, « Hidden Faces: Covered Portraits of the Renaissance » 2024