





—Tu marches dans le mauvais sens?
— J’ai oublié ma brosse à dents …
Nous sommes entre le hameau de Léren et Sorde l’abbaye à contresens, donc. Lui est sur « Le Compostelle « et je suis sur le GR 65 autrement nomenclaturé GR 655 dans sa partie commune avec le célèbre chemin de Compostelle
— Tu viens d’où?
— Paris!
— …?
— Et j’y retourne ajoutais-je dans le silence des trois points de suspension qui ponctuent sa stupéfaction, son admiration ou la …déconfiture du mec qui a rencontré un alter qui lui fait mal à l’ego? Car, bien sûr, il imagine que je suis sur un Paris/Compostelle/Paris à pied et que je repars chercher ma brosse à dents
Alors je lui fait l’aveu que la bagnole m’attend sur un parking à Peyrehorade, que je viens seulement de Ostabat et c’est parti mon kiki: pendant son récit on s’est serré la pince au moins trois fois tant l’homme est passionnant. Le chemin est un incroyable moyen de communication, les individus qui s’y rencontrent sont enclins à la confidence intime confiée à des inconnus. Chez les poils aux pattes c’est souvent à coups de performances comparées. Je lui ai serré la pogne une première fois quand nous avons échangé nos prénoms, une deuxième fois pour saluer sa performance et une troisième quand j’ai su la raison de sa présence ici et maintenant
A vrai dire je n’ai rencontré aucun randonneur à l’aller. Je marche aux heures où personnes ne marche, je ne fréquente pas les gites et encore moins les campings et je n’ai partagé que qq mots avec l’habitant pour demander de l’eau et remercier. Je ne suis pas sur un projet de pélerinage comme le laisserai croire ma présence en solo sur ce chemin mystique et mythique. Ma compagne, adulte normative, ne me suit jamais dans mes utopies car je suis incapable de répondre aux questions existentielles — où on va, où on dort, qu’est-ce qu’on mange? Autrement qu’avec un « je ne sais pas! » (« on » marche parce qu’on ne sait pas encore que l’on sait qu’on ne sait rien)
Je vais d’un point A vers un point B et retour en A. Aucune notion de temps et d’espace n’existe entre les points. Seul le point A est connu. Le point B n’est pas une étape calibrée sur le format d’un GR avec un départ X et une arrivée Y c’est juste l’endroit où je dors quand je suis cramé à dresser un bivouac en pleine nature, le menu est le plus souvent un bout de pain, qq amandes, une banane et de l’eau. Beaucoup d’eau. L’occasion de visiter les cimetières où l’eau potable est à l’envie, de parler le Gascoun avec un adishatz pour tout vocabulaire de remerciement et d’apprendre que "hôpital" signifie "chapelle"et que chapelle égale flotte. Aucune adulte responsable soucieuse de sa santé ne souscrirait à cette énigme de l’équation Hygiène/Sécurité/Survie que l’on n’a pas à résoudre en cherchant une télécommande sur un canapé pas trop loin d’un frigo
Sauf Ludvine
— Buen camino...!
35° à l’ombre depuis 4 jours et il n’y a pas d’ombre mais « on » annonce des orages, j’ai décidé de lever la punition las de sortir de la tente à quatre pattes, sans une douche quotidienne et de porter le même slip depuis trop longtemps, quand, tournant le dos au chemin le temps de boire une rasade, j’entends l’expression rituelle des pèlègrinos jacquaires plutôt en vigueur de l’autre coté des Pyrénées
— Buen camino!
Ludvine, elle tient à ce prénom d’origine germaine — je te le vends comme je l’ai acheté, j’ai pas vérifié— vient de Bretagne. Rien à voir avec sa silhouette sportive, sa jeunesse éclatante et la féminité de son buste ou le pouvoir fascinant d’un sillon inter-mammaire, il faut s’intéresser à son prochain même si ce ne sera probablement pas une prochaine. Et surtout, il faut savoir pourquoi on marche et la plupart ont à cœur de le faire savoir.
Elle est partie depuis deux mois!
Je suis un peu lège avec mes 80 bornes en 4 ou 5 jours car j’ignore quel jour nous sommes. Je lui parle de « mon » Bernard rencontré il y a une heure. Elle connait! Lui aussi vient de Bretagne avec des étapes de 47 et de 57 bornes pour ses deux jours précédents. Un jour/un exploit! Ils étaient au même gite cette nuit. Nous partageons la même admiration pour cet homme de 83 ans et, semble-t’il, la même émotion, car, à elle aussi, il a confié le secret intime que l'on fait en toute confidentialité sur radio rando. Il marche de Brest à Compostelle d’avoir conçu ce projet en duo avec sa compagne et le faire en solo puisqu'elle en est empêchée pour cause de décès prématuré. C'est un homme de promesse, d'honneur et de sentiments. Cela confirme ma conviction sur l’impudeur des confidences intimes qui se déversent dans les oreilles d’inconnues que l’on ne reverra jamais car, comme me l’a dit Bernard tout à l’heure avec de la déception dans la voix « Les filles, elles ne suivent pas! » Je resterai dans l'ignorance d'à qui s'adressait ce regret
La boule dans la gorge me revient comme tout à l’heure. Je pense à notre échange, évitant la gaffe que je n’ai pas faite «Ce sont les vivantes qui nous écoutent ». Il y a celles « qui ne suivent pas » et celle qui patiente. Inutile de crapahuter jusqu’à Compostelle pour des confidences d’outre tombe, j’ai la chance et l’honneur de partager mes aventures avec une « qui ne suit pas » bien vivante.
Il était temps de rentrer à Paris
Capillotractures et autres diversions — Peyrehorade Juin 2025
