J’ai faim.
Il paraît que l’appétit diminue avec l’âge.
Je me demande bien qui a inventé ça.
J’ai faim et je me retiens. On finit de mâcher sa bouchée avant d’enfourner une deuxième cargaison de pâtes, de carottes ou de brocolis. Maman a dit. Oui, mais moi j’ai faim, maman, tu vois, je pourrais avaler un œuf ou un bœuf, c’est selon, c’est juste une expression.
Aussi, on ne mange pas la tête dans son assiette, en position de recherche de vitesse, histoire de réduire le temps de passage entre la bouche et la bouffe. On fait une pause. On se redresse. On regarde autour de soi. On tombe sur le regard d’une jeune femme assise dans l’angle de la salle et ce regard s’accroche à soi. À moi. Fixe. Long. Plat. Gêné je baisse les yeux. Sur sa table, rien. Pas d’assiette, pas de fourchette, pas de couteau. Pas même un verre d’eau. Ici, tout le monde mange et tout le monde boit. L’heure de midi est remplie d’estomacs. Le buffet ne désemplit pas. Entrecôtes. Cordons bleus. Filets de carrelet. Légumes. Pâtes à la carbonara.
Je replonge le nez dans mes légumes. Brocolis. Carottes. Pâtes aussi. J’essaie mais c’est plus fort que moi, je sais bien, elle est toujours là, en diagonale, à quatre ou cinq mètres, seule, devant sa table vide, son regard fixe encore, pas une invitation, non, une question, un appel à quoi, je ne sais pas.
Un mot suffirait peut-être.
Un mot, c’est ça.
Quelque chose comme : «Ça va aller, ne vous en faites pas. .»
Ou alors : «Tout va bien, madame ?»
Ou peut-être un geste, juste un geste de regret, un signe de la main pour dire désolé, il faut que j’y aille, je suis attendu au travail.
Je n’ai rien fait de tout ça. Je me suis levé. J’ai rangé mon plateau et je suis parti en ayant l’air de rien, en faisant comme si je n’avais rien vu, rien compris à ce regard que j’ai déjà croisé quelques fois en d’autres temps, en d’autres lieux.
De peur d’avoir mal compris, mal interprété, de peur de m’être trompé.
De peur d’avoir eu raison, de ne pas savoir comment faire pour empêcher les larmes de couler.
