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Le véritable fond

Par Volodia

La longue attente a touché à sa fin, une fin factice qui n'est en fait qu'un étrécissement du cours possible de la vie. Je n'ai jamais fait confiance aux statistiques et me suis toujours fié à ma chance naturelle, mais peut-il en être encore ainsi aujourd'hui? Je ne crois pas. Pas de tumeur à l'horizon, pas de quarante-neuf pour-cent, mais un hématome au cerveau; un hématome qui se résorbera peut-être -- vingt-deux pour-cent pour espérer vivre vieux -- mais qui dans la majeure partie des cas signe l'arrêt de mort de la femme que j'aime, d'un oeil aveugle, d'une main inerte et crochue, avec désintérêt, désinvolture, sans même y prêter vraiment attention. Comme cela. Pour rire, pour pleurer. Isoldh sera fixée dans un mois. Que peut-on faire d'une trentaine de jours construits de la matière du doute et de la peur, et qui peuvent être les derniers comme de simples journées disposées à laisser la place à d'autres? Je ne sais pas. Je n'ai jamais réfléchi à ce que ce genre d'instants marécageux peuvent être réellement. Je verrai bien.

Au rayon des certitudes se trouve l'impossibilité d'étudier et de préparer les examens de septembre. Mon esprit est insaisissable et il m'est difficile de mobiliser ne serait-ce qu'une infime parcelle de mes capacités pour accomplir une tâche concrète. Evidemment, énoncer cela après le triste bilan de la situation d'Isoldh semble dérisoire, inutile, cruel même. Je n'ai pourtant pas d'autre bouée à laquelle m'accrocher; parler de ce qui se révèle à présent comme des obstacles insurmontables me permet de fixer des limites tangibles entre possible et impossible et d'y voir un peu plus clair -- ou du moins d'avoir l'illusion de définir ce que je peux faire à partir du constat implacable. Cela doit aussi participer de la substance des jours du probable condamné en sursis, qui peut encore s'en tirer si la fortune lui sourit.

J'ai envie d'espérer jusqu'au bout, de rêver, d'encore concevoir des projets sans me soucier de cette lame qui pourrait couper l'envol d'un coup sec, traçant une ligne infranchissable entre Isoldh et moi, entre la vie rêvée et la réalité mortelle, mais aujourd'hui la machine à espoir refuse de fonctionner, hoquetant au fond du couloir de mon âme. Le moteur a des ratés. Tout n'est qu'indice de la chute, deuil en avance, mauvais présage. Rien, pourtant, ne condamne d'une manière nette et irréfutable la course de nos astres d'amour, rien ne s'oppose de toute sa masse à notre marche hasardeuse, et il faudrait y croire toujours, même au plus profond de cette après-midi creuse et tachée de la cendre des oiseaux brûlés sur le parvis de l'existence.

Hier soir, Isoldh se voulait rassurante, trichant, brouillant les chiffres sans appel, allant jusqu'à jouer la suicidaire déçue. Je l'ai crue sans douter une seule seconde de sa bonne foi, de la véracité de ses dires. A ma décharge, les jours passés pesaient lourd sur mon âme et j'étais prêt à tout avaler, même les pires charretées de mensonges empoisonnés, plutôt que de repartir pour une promenade au coeur du territoire des heures terribles et gluantes d'une sueur froide et acide. J'étais soulagé comme jamais, heureux que l'on puisse à nouveau partager des songes gratuits sans subir cette mélancolie infinie, cet attristement des sens qui balayait la joie lorsque le soir venait. Mais Isoldh, pour me protéger, préférait mentir avec gentillesse, avec une douceur étrange et sans pli, caressant mon bonheur retrouvé et me murmurant que j'étais bizarre depuis l'annonce que tout allait bien -- ce qui est faux, j'en suis certain.

Je me rappelle discutant dimanche avec M., à bord du Regio Express de onze heures une, lui disant que si Isoldh devait survivre, je ne retiendrais sûrement rien de cette expérience. Je me suis trompé, mais n'ai malheureusement pas eu le temps de classer mes impressions de la journée de mardi et de ce matin pré-révélations. Je me souviens de quelque chose comme une plus grande conscience de la mortalité, une crainte des longs projets, un désir de vivre à plus court terme sans se préoccuper de ce qui viendra après. Je me sentais aussi coupable d'être soudain moins attentif que la semaine d'avant, mon soulagement rendant les témoignages d'affection moins nécessaires, moins urgents qu'auparavant, et m'en voulais d'avoir compris qu'il en était sans doute ainsi pour beaucoup de personnes; cette volonté de saisir le maximum des derniers instants, de s'évertuer à les rendre parfaits, ne s'était jamais trouvée sur ma route lors d'un jour qualifié de normal. On pourrait pourtant distribuer l'amour en parts égales entre les jours, sans se soucier de leur rang sur la grande liste que la mort biffe à mesure que l'on s'avance. Je regrette de ne pas avoir appliqué ce principe plus tôt au cours de mon existence banale -- mais peut-être la leçon est-elle maintenant apprise? Permettez-moi d'en douter.

Aujourd'hui, je faisais semblant de fêter mon anniversaire en solitaire en mangeant quelques caramels à la crème de whisky, buvant un café  tiède et fumant une Davidoff Gold; je tentais de mettre de l'ordre dans la masse informe de ma relation avec Isoldh, des rapports entre ses parents et elle, de tous ces problèmes faussement complexes, et tout en pensant à cela je tripotais les boutons de manchettes que mes parents m'avaient offert au repas de midi. Mais la vérité ne devait pas me laisser de répit plus durable qu'une courte nuit agrémentée d'un match de tennis et une matinée vite liquidée; Isoldh craque -- comme moi samedi passé, lançant mon carnet parsemé de mes peurs au fond de l'Aar et refusant de lui confier mon désespoir, tout cela pour céder quelques minutes plus tard -- et me jette le diagnostic à la face. Exit les réflexions superficielles, au loin les phrases préparées avec soin, la mise en lumière de la situation trouble que nous vivons depuis des mois. Les éclaircissements attendront devant cette déferlante de terreur à l'idée de la perte de l'être aimé.

Comme un homme hagard errant dans la forêt et écartant les branches de ses bras las, j'avance, fouetté par les événements et taraudé par une peur indicible. Que dire à Isoldh, comment la serrer contre moi lorsque ce soir elle viendra chez moi, comment vivre ce mois avec elle?  Voici le véritable fond. Tout le reste n'est que pacotille.


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