Transcription de la chronique pour la 531ème émission de Podcast Science, dont la thématique était la quintessence.
Quand j'enseigne l’évolution et plus particulièrement les relations de parenté entre organismes vivants, la quintessence de mon propos est la suivante : on ne choisit pas sa famille. En d'autres termes, l'évolution peut aller dans des directions totalement incongrues.
Un de mes exemples préférés de ce constat, et que j'ai déjà exposé sur Podcast Science lors de l'émission 51 sur l'arbre du vivant (ça ne nous rajeunit pas), c'est d'essayer de trouver la relation de parenté qu'on entretient avec une étoile de mer. Est ce qu'une étoile de mer, c’est plus proche parent d'une éponge, d'une méduse, d'une pieuvre, ou de nous humains ? Et bien ce que je dévoile dans cet épisode, c’est que parmi les espèces citées, étoiles de mer et humains appartiennent à un groupe de parenté exclusif, les deutérostomiens. Pour comprendre ce que ça implique, je m’auto-cite :
[...] on est [donc] plus proche, en terme de parenté, d’un truc qui [...] broute les fonds marins par rapport à une fourmi, ou un poulpe au comportement mille fois plus complexe [...] Et ouaip, ça y’est, vous êtes fin prêt à découvrir certaines claques que la phylogénie moderne s’est permise d’infliger à l’égo tout puissant de l’être humain. Fini la place privilégiée d’Homo sapiens dans la nature: humain, il faut que tu acceptes enfin tes cousins un peu gogol dans ta [proche] famille.

Ce qu’il y a de particulièrement perturbant avec cette révélation, c’est qu’elle est très peu intuitive quand on compare l’organisation générale de ces organismes. Ca peut sembler logique qu’on envisage qu’une étoile de mer, une éponge et une méduse soient proches parentes, vu que ce sont littéralement des organismes sans queue ni tête ! Dans le cas de l’étoile de mer, j’en veux pour preuve la manière incohérente où est placé leur visage dans la pop culture, que ce soit Patrick l’étoile de mer dans Bob l’éponge dont un des cinq bras porte les yeux et la bouche …

… Astrid l’étoile de mer dans “Le Monde de Némo”, dont le visage est pile au milieu :

… ou encore Starro le conquérant, un méchant dans The Suicide Squad avec un gros oeil pile au milieu…

C’est bien simple, sur une étoile de mer, on ne sait pas où foutre les yeux, les bras, la bouche et encore moins un bermuda.
Et si, à première vue, on peut se dire que les étoiles de mers ressemblent plus à des méduses qu’à des humains, c’est que ces deux groupes d’animaux présentent ce qu’on appelle une symétrie radiale ou radiaire. Chez ces organismes, on trouve des structures répétées et symétriques autour d’un axe. Des organismes ou des objets présentant des symétries radiales, vous en connaissez plein : un flocon de neige, un trèfle ou encore une anémone de mer ! On peut même définir des ordres de symétrie radiale en fonction des plans qui passent par le centre de l’animal, de l’objet ou de la plante. En gros combien de fois on peut tourner leur structure pour revenir au point de départ. Ainsi l’hydre d’eau douce à une symétrie radiale d’ordre 8, un flocon une symétrie d’ordre 6 et la quintessence d’une étoile de mer, c’est d’être penta-radiée (symétrie d’ordre 5) [parce que penta en grec, ça veut dire 5, comme quint- en latin qu’on retrouve justement dans quintessence].
À contrario, un humain, une fourmi et un poulpe présentent plutôt ce qu’on appelle une symétrie bilatérale.
Or, comme je l’expliquais dans le tout premier épisode de mes Evolessons (big up à Cléora qui a monté tous les épisodes de cette série de courtes vidéos), un humain, une fourmi et un poulpe sont des…
bilatériens ! Bilatérien, ça vient du latin bi- (deux) et lateris (flanc ou côté) : donc littéralement deux côtés. Les bilatériens, ce sont donc des animaux qui ont hérité d’une anatomie avec deux côtés du corps : un côté gauche et un côté droit. Donc une souris c’est un bilatérien, mais aussi un criquet ou un poisson. On dit qu’ils ont un plan de symétrie bilatéral. Un plan, c’est défini par deux axes [...] un axe avant-arrière et un axe dos-ventre. En biologie on parle d’axe antéro-postérieur et dorso-ventral. Et il faut faire attention quand on parle de ces axes et de bien les qualifier d’axes de polarité, et non d’axe de symétrie. Un axe de polarité ça définit deux pôles, comme dans une pile où il y a un axe entre le pôle positif et le pôle négatif. Donc l’axe de polarité dorso-ventral c’est entre le pôle dos et le pôle ventre. Et l’axe de polarité antéro-postérieur c’est entre le pôle antérieur et postérieur. C’est là où il faut faire gaffe ! Parce que si vous aviez un axe de symétrie antéro-postérieur, ça pourrait vouloir dire que vous avez la tête dans le cul !

La symétrie penta-radiée des étoiles de mer, on la retrouve aussi chez ses plus proches cousins comme les oursins, les ophiures ou encore les lys de mer. Tous ces animaux appartiennent à un grand groupe qu’on surnomme les échinodermes, du grec ekhînos (hérisson, épineux) et dérma (peau) pour évoquer le fait que leur peau contient un squelette formé de plaques ou piques de calcites. Et cocasse coïncidence chez ces penta-radiés : on en dénombre 5 grands groupes : les Asteroïdes (étoiles de mer), les Holothuroïdes (concombres de mer), les Crinoïdes (lys de mer), les Ophiuroïdes (les ophiures qui ressemblent à des étoiles de mer avec de très longs bras), et enfin les Echinoïdes (les oursins).

Une ménagerie très hétéroclite donc, mais dont tous les membres présentent des éléments d’une symétrie radiale d’ordre 5.
Là où la situation se complique, c’est quand on révèle que les échinodermes sont des bilatériens, au même titre qu’une fourmi, qu’un poulpe ou qu’un humain. En d’autres termes, le dernier ancêtre commun de tous ces animaux, échinodermes compris, possédait un plan de symétrie bilatéral. Ce dernier ancêtre commun avait un cucul et une tétête. Un des grands mystères de l’évolution, c’est donc de chercher à comprendre pourquoi les étoiles de mer ne semblent plus posséder de symétrie bilatérale !
Comme vous le savez depuis l’émission 299 de Podcast Science, une manière de percer ce genre de mystères, c’est de faire appel à ma discipline de recherche : l’evo-devo. C'est-à-dire d’aller voir ce qui se passe au cours du développement embryonnaire des animaux pour reconstituer leur histoire évolutive.
Et là il suffit d’observer une larve d’oursin ou d’étoile de mer pour avoir une première piste très intéressante car il s’agit de larves présentant une symétrie bilatérale. Oui oui, de très nombreux échinodermes commencent leur vie avec un corps comprenant une partie gauche et droite, un avant et un arrière. C’est une confirmation qu’il s’agit bien d’animaux biilatériens… qui perdent ce plan de symétrie au cours de leur croissance. En effet, lorsque les larves maturent, elles connaissent un développement asymétrique. Seul le côté gauche de la larve se développe et c’est comme cela que l’adulte, après une métamorphose complexe, acquiert une symétrie pentaradiée.


Donc ce qui semble s’être passé au cours de l’évolution, c’est qu’il y a plus de 500 millions d’années de cela, un organisme bilatérien a perdu son plan de symétrie bilatéral au profit d’une symétrie pentaradiée pour donner le groupe des échinodermes actuels. On a même des fossiles d’échinodermes du Cambrien qui viennent d’être découverts qui corroborent ce scénario. En effet, un fossile marocain d’échinoderme surnommé Atlascystis acantha a un corps aplati, recouvert d'épines, avec une symétrie bilatérale et une paire de plaques squelettiques spécialisées semblables à celles utilisées par les échinodermes vivants pour se déplacer et se nourrir.

Vous voulez encore plus chelou ? Je vous donne le concombre de mer. Si vous avez vu ces bestioles, vous auriez pu me rétorquer plus tôt qu’on trouve bien un cucul et une tétête chez ces animaux ! Et moi de vous répondre qu’on peut aussi observer de la symétrie radiaire d’ordre 5 chez eux, notamment au niveau de leurs tentacules oraux…

(10 tentacules oraux, soit un multiple de 5)
… ou encore mon exemple préféré, en comptant leurs dents anales (et je vous renvoie à un article de SSAFT sur les dents anales du concombre de mer si ce sujet parfaitement WTF titille votre curiosité).
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Si on suit le développement embryonnaire d’un concombre de mer, on trouvera une larve bilatérale, qui se métamorphose pour donner une structure penta-radiée… qui s’allonge pour donner un organisme avec une symétrie bilatérale.

Certains zoologues le décrit comme un oursin couché sur le côté…
Si on suit l’histoire évolutive de la lignée des concombre de mers à partir des premiers bilatériens, on a donc : acquisition de la symétrie bilatérale, perte de la symétrie bilatérale et acquisition de la symétrie penta-radiée, puis réacquisition de la symétrie bilatérale.
Mais bon, ce n’est pas parce qu’on sait que les échinodermes ont perdu leur symétrie bilatérale, qu’on est en mesure de dire ce qui reste dans leurs corps adultes. Certes, c’est la partie gauche qui se développe, mais est-ce que le reste du corps se duplique, se réarrange ?
Dans une autre évolesson, j’ai résumé ce mystère avec la question suivante : est-ce que Patrick l’étoile de mer porte son bermuda comme il faut ?
Tout récemment, une équipe de recherche s’est demandé si une des parties des étoiles de mer correspondait à leurs fefesses. Est-ce que deux bras correspondent à leur partie postérieure ? Est-ce qu’en fait on devrait leur faire porter 5 pantalons ?
Pour résoudre le mystère, l’équipe de recherche a regardé de manière très précise à quoi ressemblait le cerveau de l’étoile de mer. Ça donne des images incroyables.


Mais surtout ça permet de faire une découverte ! Le cerveau se prolonge dans chacun des bras de l’étoile de mer, et on ne trouve pas vraiment de partie postérieure.
Donc Patrick, il ne devrait pas porter de pantalon, mais juste un gros chapeau !
Pour cette chronique, je vais me permettre de rentrer plus dans le détail de cette étude, en commençant par préciser que son premier auteur, Laurent Formery, est un collègue français et que ça fait toujours plaisir. Son travail a consisté à cartographier l’activation de gènes importants pour le développement dans les axes corporels de l'étoile de mer Patiria miniata (surnommée la bat star en anglais). Le choix de ces gènes est crucial car il en faut qui soient exploités et conservés chez la majorité des animaux et dont la fonction dénote une logique de construction partagée. En d'autres termes, étudier la combinatoire d'activation de ces gènes chez des espèces animales très éloignées permet de révéler si des structures anatomiques sont comparables entre elles.
Et donc pour déterminer où se trouve l'avant et l'arrière d'un animal, Laurent Formery et ses collègues ont sélectionné 36 gènes qui s'activent dans différentes régions du système nerveux en formation chez les vertébrés (poissons, mammifères, reptiles etc. ) mais aussi des vers proches parents des échinodermes, les enteropneustes. Chez ces vers et les vertébrés, les 36 gènes s'activent de la tête jusqu'à la queue… justement à la queue leu leu !

En utilisant des techniques de pointes aux noms barbares comme de la tomographie ARN et des réactions en chaîne d’hybridation à ARN, cette équipe de recherche a pu révéler pour la première fois l'activation de ces 36 gènes marqueurs dans le corps d'une étoile de mer juvénile fraîchement métamorphosée. Parmi ces gènes marqueurs, les fameux gènes Hox dont on a souvent parlé sur Podcast Science et sur SSAFT, ces gènes chefs d’orchestre moléculaires présents chez tous les animaux bilatériens, qui orchestrent la construction de l’embryon le long de l’axe tête-queue. Ce sont eux qui définissent l’identité des segments du corps dans différentes parties comme l’axe entier antéro-postérieur, mais aussi par exemple l’identité de chacun des 5 doigts de notre main ! Que nous disent alors ces 36 gènes marqueurs chez l’étoile de mer ? Et bien comme je vous le dévoilais plus tôt, l’étoile de mer a bien une tête… mais en fait, elle n’a QUE de la tête! Les gènes typiquement associés à la “tête” ou aux régions antérieures chez les autres animaux se retrouvent actifs tout au long du corps de l’étoile, du centre jusqu’au bout des bras, tandis que les gènes liés au “tronc” (la partie intermédiaire du corps) sont quasiment absents. En clair, du point de vue de son plan génétique, une étoile de mer n’a ni torse ni véritables bras distincts – c’est une tête prolongée cinq fois. Laurent Formery le résume ainsi: « C’est comme si l’étoile de mer avait complètement perdu son tronc, et qu’on pouvait la décrire comme une simple tête qui rampe sur le fond marin ». La bouche de l’animal étant sur la face inférieure, le biologiste Thurston Lacalli, nous invite donc à l’imaginer comme une grosse tête étoilée qui se promène sur “ses lèvres” au fond de l’océan… Et il semble qu’on puisse généraliser cette découverte à d’autres échinodermes, puisque des résultats similaires viennent d’être obtenus chez les ophiures (des sortes d’étoiles de mer aux bras en serpentins), confirmant que chez ces cousines également le corps adulte est organisé comme une tête à cinq bras (étude parue en 2025).
Donc on avance sur la représentation scientifiquement approuvé d’une étoile de mer, mais les yeux dans tout ça ? Et bien figurez-vous que les étoiles de mer en possèdent des rudimentaires, 5 au total qui se trouvent à l’extrémité de chacun de leurs bras.
Donc pour résumer, les étoiles de mer sont des créatures qui commencent leur vie comme leurs lointains ancêtres, sous forme d’une larve bilatérale avec un côté gauche et un côté droit, mais qui se métamorphosent en développant leur partie gauche uniquement ce qui résulte en la perte de leur tronc mais en l’acquisition d’une symétrie pentaradiée aboutissant à une tête étalée sur 5 branches qui fait des bisous baveux sur le plancher marin avec des yeux comme 5 boutons de fièvres au bord des bras.
Si avec un tel mouton à cinq pattes vous ne percevez toujours pas la quintessence insolite de l’évolution, alors je ne sais vraiment pas ce qu’il vous faut pour recevoir le message cinq sur cinq !
Liens :
Surprise! Scientists Find How Starfish See With Their Eyes | National Geographic
[Freaky Friday Parasite] Les dents (de l'anus du concombre) de la mer - Strange Stuff And Funky Things
[Dansez Maintenant!] La danse des voiles - Strange Stuff And Funky Things
The Echinoblog: WHY FIVE? Mysteries in Symmetry!
How would a starfish wear trousers? Science has an answer
Where Would A Starfish Put Its Hat? Anywhere You Like – They're Mostly Head | IFLScience
Starfish Are Basically Bodiless Heads Crawling Around The Ocean, Scientists Say : ScienceAlert
Starfish Are Heads--Just Heads | Scientific American
A Starfish 'Body' Is Just One Giant Head, Study Finds
La rampante tête (épisode 288) | Cerveau en argot
Références :
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