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Kolkhoze, d'Emmanuel Carrère

Publié le 05 septembre 2025 par Francisrichard @francisrichard
Kolkhoze, d'Emmanuel Carrère

D'un geste large et légèrement dépassé par les événements, j'englobe le projet encore vague d'un livre sur nos familles russe et géorgienne, sur la guerre, sur le sort incertain du petit pays à la tête duquel un ahurissant détour du destin a placé ma cousine. Pour l'instant, je tâtonne. Je fais des reportages. Je cherche la porte d'entrée. C'est toujours cela que je cherche, la porte d'entrée. Je ne sais pas encore que cette porte d'entrée, ce sera, bientôt, la mort de ma mère.

Et le livre est Kolkhoze. Qui doit son titre à un souvenir du temps où enfant, ses soeurs et lui, dormaient avec leur mère, Hélène Carrère d'Encausse, quand leur père était en voyage, ce qui arrivait souvent:

La règle, à l'origine, était qu'on avait le droit de dormir avec Maman quand on était malade, mais on le faisait aussi sans prétexte de maladie, et tous ensemble. Marina, étant la plus petite, prenait place dans le lit des parents. Nathalie et moi tirions nos matelas ou simplement des coussins autour du lit. Notre mère avait donné un nom à ce rituel du dortoir: faire kolkhoze. Nous adorions faire kolkhoze.

Hélène Carrère d'Encausse est morte le 5 août 2023 dans un établissement de soins palliatifs du quinzième arrondissement de Paris. Car elle était opposée à l'euthanasie et au suicide assisté. Elle reprenait les arguments de Michel Houellebecq:

Si on commence à aider les gens à mourir on en viendra bientôt à les y encourager, à culpabiliser les vieillards qui s'attardent sur terre sans profit pour quiconque: une société qui s'engage sur cette voie était selon Houellebecq une société déshonorée.

Emmanuel Carrère retrace dans son livre l'histoire de ses familles russes et géorgiennes et la seconde guerre mondiale telle qu'elles l'ont vécue, son enfance, son adolescence, ses reportages, notamment en Géorgie où sa cousine Salomé Zourabichvili a été élue présidente de 2018 à 2024, en Ukraine pendant que la guerre, déclenchée par Poutine le 24 février 2022, s'y déroule.

Au passage - il a franchi la porte d'entrée-, il fait, sans concessions, le récit de la gloire de sa mère, de l'aversion de celle-ci pour le wokisme, beaucoup plus menaçant que le réchauffement climatique, de l'amour réel, viscéral, de celle-ci pour la Russie, regrettant toutefois qu'il se soit mué en indulgence pour Poutine.

Lui a choisi son camp. Il évite cependant de parler du sujet de l'Ukraine avec sa mère: 

Il me semblait clair que toutes les nuances et complexités historiques qui lui étaient si chères ne changeaient rien à quelque chose de très simple, c'est qu'il y a dans cette affaire un agressé et un agresseur, un faible qui n'a rien demandé et un fort décidé à imposer sa loi, une démocratie imparfaite, corrompue tant qu'on veut, mais une démocratie, et une dictature de moins en moins dissimulée.

Il renonce aux mantras qu'il a récités toute sa vie1:

Chacun a ses raisons. Il faut entrer dans le point de vue de l'adversaire. La vérité a toujours un pied dans le camp opposé. Les choses ne sont jamais simples. Dans un conflit, les torts sont toujours partagés. Eh bien non, justement. Dans ce conflit-là, les choses sont tout à fait simples, les torts absolument pas partagés.

Bref, il y aurait les bons d'un côté et les méchants de l'autre, un manichéisme que l'Histoire dément dans le temps long, parce qu'il ne faut jamais juger d'événements en ne tenant pas compte de tous les événements qui les ont précédés.

Plus tôt dans le livre, il fait pourtant montre de plus de liberté d'esprit quand il raconte que sa mère, à vingt ans, fréquentait chez Maurice Bardèche, à qui elle aura gardé longtemps une sincère affection et à qui elle était capable de tenir tête (...) dans d'âpres discussions intellectuelles:

Parmi tant de résistants de la onzième heure, le type qui se découvre fasciste après la défaite du fascisme mérite une forme paradoxale de respect.

Dans les dernières pages du livre, qui ne devrait pas déplaire aux bien-pensants, l'émotion gagne le lecteur. En effet les trois enfants d'Hélène Carrère d'Encausse sont au chevet de leur mère la veille de sa mort:

Cette nuit-là, tous les trois réunis autour de notre mère dans sa chambre de la maison Jeanne-Garnier, nous avons pour la dernière fois fait kolkhoze.

Malgré qu'il en ait, Emmanuel Carrère, dans ce livre ne renonce pas à célébrer le triomphe de la complexité qui a fait la grandeur de Dostoïevski, aussi bien quand il parle longuement de sa mère que de son père, lequel aura survécu 147 jours à la femme qu'il avait aimée toute sa vie.

Francis Richard

1 - Rendant compte de son livre Limonov, j'écrivais le 7 avril 2012: Emmanuel Carrère trouve banal de dire que les choses sont plus compliquées que ça, que ce qu'elles apparaissent. Il le dit tout de même. Et il a raison. C'est tellement plus commode de coller des étiquettes sur le dos des gens, de les juger définitivement et de ne pas leur permettre d'exister dans toutes leurs dimensions, dans toutes leurs contradictions, dans toutes leurs forces et leurs faiblesses.

Kolkhoze, Emmanuel Carrère, 558 pages, P.O.L.

Livres précédemment chroniqués:

Limonov (2011)

Le Royaume (2014)


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