Umberto Eco disait qu’au lieu de se concentrer sur les livres que l’on a lus, on devrait se concentrer sur ceux qu’il nous reste à lire. C’est un peu ça son idée de l’anti-bibliothèque, cette somme immense de tous les livres que nous n’avons pas lus et qui sont comme des promesses qu’il nous reste à cueillir. Borges disait que davantage que les pages qu’il a écrites, ce sont certaines qu’il a lues dont il était le plus fier. Beaucoup d’écrivains reconnaissent que lire les rend plus heureux qu’écrire – Bolaño était de ceux-là.
Souvent, la vie est faite de rencontres et d’opportunités. On choisit une direction plutôt qu’une autre, on rencontre une personne étonnante, étrange, déroutante au contraire on en fuit une autre qui nous tire vers le bas. Il en va de même avec les livres. Bien sûr ! Comment pourrait-il en être autrement ? Un livre est un amalgame d’idées et de personnages, c’est un organisme vivant. J’avais lu en janvier 2025 « Les détectives sauvages », livre épais et réputé de Roberto Bolaño – écrivain chilien mort prématurément – dont la lecture me marqua à ce point que j’y trouvais des pistes pour combler les vides autour d’une vague idée de biographie apocryphe que je souhaitais écrire à propos d’un auteur imaginaire mais que je ne savais pas dans quel sens aborder. En mars 2025, je me mis à l’écriture de ce nouveau projet. Des mois de travail quotidien et six cents pages manuscrites plus tard, je me mis à l’ordinateur pour en écrire une seconde version.
Au même moment, en mars, lors de l’un de mes passages réguliers à Cuisery au village du livre (chaque premier dimanche du mois, allez-y on peut y rester des heures) je trouvais en occasion la version Folio de « 2666 » le roman le plus acclamé, le plus critiqué, le plus débattu, le plus épais, le plus fou et le plus mythique de Bolaño. J’ai laissé le massif Folio sur l’étagère à côté de mon lit pendant des mois, ses 1359 pages se posant comme un défi un peu intimidant au milieu des autres livres en attente de lecture. Ce n’était toutefois pas le bon moment pour m’y lancer car j’étais en pleine écriture de ce projet un peu trop ambitieux de biographie apocryphe… J’attendais le bon moment et me contentais de lectures moins prenantes et plus rapides.
Las, en novembre je renonçais, terrassé par l’ampleur d’un projet qui me dépassait et que j’avais mal estimé et je mis de côté les 600 pages manuscrites ainsi que les 450 pages virtuelles de la seconde version déjà écrites – je n’en étais qu’à la moitié… Après un mois et demi de deuil de ce projet d’écriture, occasionnant les mêmes atermoiements et campagnes d’autodénigrement qu’en pareilles occasions et que je soignais avec de chaleureux single malts écossais, je me remis en selle avec « L’art d’écrire » d’Antoine Albalat qui vient d’être réédité chez la Giberne. Une bible pour tous ceux qui se targuent, se piquent ou se pensent légitimes à écrire. Dans l’une des premières pages du livre, Albalat rappelle que chaque auteur, écrivaillon ou aspirant écrivain en panne retrouvera de l’allant, de l’envie et le chemin de l’écriture en lisant de grands auteurs. Tournant la tête vers mon étagère de lectures en attente dont le contenu avait fondu comme neige au soleil depuis mars, je vis l’imposant bloc compact et blanc du Folio « 2666 » et je ressentis l’appel du large. Le même que celui ressenti juste avant de me plonger dans « Moby Dick » en son temps ou dans « Look Homeward angel », autres monuments grandioses.
Trèves de préliminaires nombrilistes, passons au cœur du sujet. Lorsqu’on se lance dans un épais bouquin il faut s’assurer d’avoir la disponibilité, l’attention et l’écoute disponible. Le même livre – épais ou pas d’ailleurs – peut nous enchanter ou nous emmerder selon le moment où l’on lui donne sa chance. De quoi est-il sujet ? L’objet, malgré son qualificatif de livre de poche, est massif. Plus de 1300 pages lancées en pleine figure peuvent se transformer en arme létale. De sang, il en est question dans ce livre, alors autant éviter les accidents domestiques et le lire bien confortablement installé dans son canapé. Avec un single malt si possible, dépendant de l’heure de la journée bien sûr, on n’est pas des bêtes. Avant de se lancer dans la lecture de ce bouquin, à moins de vivre dans une grotte privée d’accès internet et sans bibliothèque à proximité – ce qui est rarement le cas dans une grotte, raison pour laquelle les hommes préhistoriques ont fini par en sortir – on a en tête les légendes, les faits, les discussions qui occupent les amateurs sur internet et, au final, la réputation qui précède le livre : ->Livre posthume : Publié en 2004, après le décès de son auteur puis traduit en France en 2008. ->Livre inachevé : Parce que Roberto Bolaño souffrait d’insuffisance hépatique, il n’a pu terminer ce roman, mort à 50 ans. ->Volonté de l’auteur de publier le roman en 5 livres indépendants (1 pour chaque partie du roman) pour assurer de meilleurs droits à ses enfants qui seraient bientôt orphelins de père. Ce que l’éditeur a choisi de ne pas faire pour des raisons à priori artistiques… En son temps Max Brod avait refusé de brûler les manuscrits de son ami Kafka qui le lui avait pourtant demandé… Quand on meurt décidément, tout fout le camp ! ->Fait-divers inspirateur : Une partie du roman s’intéresse à des centaines de féminicides sauvages et impunis qui se sont déroulés à Ciudad Juárez au début des années 1990. ->Cinq parties distinctes avec cinq ambiances différentes et cinq registres de lecture complémentaires (roman noir, récit de guerre, enquête…) ->Démesure : 1350 pages en poche, 1100 en grand volume, sérieusement ? Le roman se découpe en 5 parties indépendantes mais qui se répondent, que l’on peut lire dans l’ordre de lecture proposé mais que certains lecteurs ont ensuite relu en invertissant l’ordre. 1 – La partie des critiques : On s’intéresse à quatre universitaires critiques littéraires (3 hommes, 1 femme) qui ont pour point commun l’intérêt qu’ils portent à un écrivain allemand au nom étrange : Benno von Archimboldi, qui est une sorte de Pynchon, vivant isolé du monde et dont personne ne sait à quoi il ressemble. Cette partie m’a rappelé la partie des « Détectives sauvages » qui ouvrait ce précédent roman. Dès les premières pages de la première partie, Roberto Bolaño s’attache à appliquer la recette qu’il va suivre jusqu’aux dernières pages de la dernière partie : une explication presque TOTALE de ce qu’il énonce. Il ne se contente pas de donner des informations isolées, il rédige l’historique des personnages, détaille les relations qui les lient (pas toujours saines), évoque leur passé, leur famille, leurs failles nombreuses, leurs vices et leurs impuissances. Mais là où ce livre est magique, c’est que jamais on ne s’ennuie. La passion de ces 4 critiques pour cet écrivain qui rêvent de voir leur auteur favori couronner du Nobel va les conduire un peu partout en Europe pour finir au Mexique, dans la ville de Santa Teresa (une version fantasmée de Ciudad Juárez). Bien sûr, comme pour « Les détective sauvages », l’amour de la littérature se mélange avec l’amour tout court, les critiques aiment lire, deviser mais ils aiment aussi baiser. Le style de Bolaño participe à ce miracle : on n’est pas dans de la maroquinerie de luxe ou dans de la fine dentelle à la Gracq. Bolaño ne cherche pas à faire beau mais à être efficace et son écriture sert le récit. Il faut signaler la performance du traducteur – non que l’espagnol soit une langue difficile à traduire, d’autant plus que d’après certains spécialistes, l’espagnol de Bolaño est limpide – mais c’est surtout que Robert Amutio, le traducteur a eu besoin de deux années pour en venir à bout (en parallèle de son métier de professeur en lycée). On ne signale jamais assez le travail de l’ombre des traducteurs. Un excellent écrivain étranger qui écrit un excellent roman en langue originale restera aux yeux du lecteur étranger un mauvais si le traducteur ne fait pas bien son job. La langue de Bolaño / Amutio est agréable, dansante et cette première partie est prenante en diable. Le fond et la forme s’allient pour sceller un pacte avec le lecteur qui ne sera pas rompu 1350 pages plus loin.
J’admire la façon dont Bolaño est parvenu à conserver le cap tout au long de ce bouquin, à rester fidèle à son projet de départ – quel qu’il fût d’ailleurs, là n’est pas la question – le bouquin ne se désunit pas. 2 – La partie d’Amalfitano :Du nom du personnage, Oscar Amalfitano que l’auteur évoquait déjà dans la partie précédente, père qui n’a de cesse de chercher à protéger sa fille de tous les dangers possibles dans un monde qui baigne dans le mal. Professeur de philosophie à Santa Teresa point commun entre tous les parties, la ville du MAL où tous ces féminicides se déroulent. Mais la philosophie, pas davantage que la littérature, ne peut vaincre les puissances du mal qui ont de trop nombreuses cordes à leur arc. D’ailleurs, une autre corde qui revient souvent est celle sur laquelle Amalfitano fait sécher un livre de géométrie – représentation de la domination de l’absurde et de l’inutilité sur la mathématique, la rationalité. La littérature – géométrique en ce cas – ne peut rien face au mal. C’est une partie courte d’une centaine de pages seulement mais enlevée et dynamique, avec un personnage attachant. 3 – La partie de Fate :Ici, on suit Oscar Fate journaliste noir qui doit suivre un match de boxe à Santa Teresa mais qui s’intéresse davantage aux féminicides qui ravagent la ville. Il s’agit d’une première immersion dans ce chaos sanguinaire. Les relations entre migrants mexicains et voisin impérialiste américain résonnent avec l’actualité Trumpiste du moment. L’occasion d’opposer les deux visions du monde qui séparent les deux pays.
4 – La partie des crimes
Longue, très longue description de tous les féminicides, avec un ton dégagé, façon rapport d’autopsie, qui laisse une curieuse impression, presque de malaise face à cette absence d’humanité. Les flics pataugent, les crimes s’enchainent, on navigue entre incompétence et corruption, entre bêtise et laisser-faire. C’est parfois un peu long, je le concède (300 pages) mais une certaine tension innerve le récit et maintient l’éveil et l’intérêt du lecteur qui tourne les pages sans s’arrêter – ou presque. Ce n’est jamais du voyeurisme mais l’auteur montre qu’il était en avance sur son temps, le rythme, les détails et la froideur du propos font écho à beaucoup de séries TV modernes. 5 – La partie d’Archimboldi :C’est ici que les Athéniens s’atteignent, que les comptes se soldent, que l’on a une explication sur tout ce qui lie les différentes sections du livre. Pourtant, la rupture est assez violente au début de cette partie puisqu’on quitte l’Amérique du Sud des années 1990 pour remonter à l’avant 2ème guerre mondiale en Europe. Une fois ce choc passé, le récit s’attache à suivre Archimboldi sous son nom véritable, l’écrivain derrière lequel les critiques couraient dans la première partie. On démarre à la naissance et on le suit, lui et les siens jusqu’à la fin. C’est une partie riche et passionnante, qui redonne à la littérature un semblant de puissance et de justification. Le récit traverse la seconde guerre mondiale et la question nazie à laquelle le personnage central va être directement confronté. Une fois démarrée cette partie, on ne peut plus cesser de tourner les pages pour comprendre comment tout le bouquin se répond.
Avec « 2666 », Bolaño a écrit LE roman TOTAL. Ou en tous cas quelque chose qui s'en approche à peu près. Avec cette question obsédante qui revient chez la plupart de ceux qui écrivent : que peut la littérature face au mal ? La taille ne compte pas, parait-il. Heureusement sinon Modiano n'aurait jamais eu le Nobel. Encore que bon, quand on pense qu'Annie Ernaux l'a eu, ça relativise drôlement la portée de cette sombre mascarade pour ramollis du bulbe. T’as des bouquins qui te tombent des mains après 20 pages, les romanciers français publiés chez Minuit et chez POL par exemple. Des purges. Et à côté tu as des auteurs qui parviennent à t’embarquer dans des océans de pages qui jamais ne paraissent longs (je pense à Robert Penn Warren que je suis en train de relire). De ce que j’ai pu lire ici et là, Bolaño sembla être un type intègre et qui avait une haute idée de la littérature ; raison pour laquelle il aurait souhaité mettre son poing dans la gueule de Sepùlveda. C’est couillon mais ça m’a fait rire de lire ça. J’ignore si c’est vrai mais peu importe. On imprime la légende, c’est toujours plus marrant. Et puis quand nous serons tous refroidis, retournés à la poussière stellaire dont nous sommes sortis, tout cela n’aura plus grande importance. Ce serait bien de pouvoir assister à des matches de boxes entre écrivains. J'écrirai ça dans ma prochaine novella. Sous le saint patronage d'Hemingway, bien sûr. En revanche, pour le temps de vie qui nous est accordé, « 2666 » est la preuve vivante – certains entendent la mer en écoutant un coquillage, c’est pas plus con d’entendre un livre respirer – qu’il ne faut pas s’encombrer des mauvais bouquins. En interrompre la lecture, les snober, pour se concentrer sur les pépites comme celle-ci. Un seul « 2666 » vaut mieux que 2666 bouquins des putassiers qui grouillent sur les plateaux de télévision du grand traquenard, qui encombrent les merdias grassement rétribués par le politburo parisien, qui défilent dans les librairies dès que septembre pointe son museau pour vendre leur dernière chierie auréolée d’un bandeau rouge adoubé par les tartuffes de la critique quémandeuse de petits fours et de sauteries germanopratines.
Un seul « 2666 » vaut mieux que 2666 années d'édition molle consacrant le pisse-vinaigre en vertu cardinale, que 2666 années de prix à la con célébré par des eunuques du verbe qui se vautrent dans le stupre de l'entre-soi et du bizness pour faire cracher la machine à billets et arroser tout un système éditorial qui tourne à vide, le livre bientôt accessible dans un distributeur comme une vulgaire boite de haricots ou de capotes anglaises. Je m'égare - de l'Est. J'ai lu « 2666 » sans dévotion mais avec plaisir, heureux d'atteindre le satori promis à tout amateur de littérature en découvrant une pépite au mileu du désert. C’est dans cette optique du livre restant à lire, de la promesse d’une nouvelle épiphanie comme celle ressentie à la lecture de « 2666 » que l’anti-bibliothèque devient notre boussole sacrée, l’artefact magique qui nous permet de supporter l’absurdité quotidienne, les grèves de train, les queues au supermarché, les réveils trop matinaux, les nuits trop courtes, les cons, les automobilistes qui collent sur la voie rapide, les scooters qui émettent un bruit de ferraille, les motos chinoises, les chiens qui mordent et ceux qui puent, les champignons dégueulasses et les bouteilles de whisky même pas écossais, le pudding, la star académie, les écolos radicaux, les punks à chiens, les amis de Sarkozy, le syndicat de la magistrature, les sympathisants LFI, le service public, le Traquenard et sa librairie pas si grande que ça, les bobos qui se pignolent dans Télérama et les Inrocks, la poésie de Houellebecq, les voitures électriques, le burger vegan, l'Europe bancaire que les démocraties libérales nous ont imposée, le football, le cancer, la musique techno, les éoliennes, les péages sur l'autoroute, l'hiver, le prix d'un voyage en Islande, le temps qui passe, les ananas sur la pizza et toutes ces monstruosités qui feraient passer les platistes pour des gens sérieux. Bref, allez en paix, débranchez la télévision et lisez « 2666 ».
