Ma plus folle amitié féminine est née lors d’un atelier d’écriture.
Elle était là, tapant du pied pour imposer sa vision du cinéma à un prof un peu mollasson, le cheveu noir et l’œil émeraude, moderne, garçonne, insupportablement intelligente. Elle avait la gouaille de Depardieu et le style de Juliette Lewis. Un mélange détonnant. On s’est mise à travailler ensemble sur un petit scénario. D’un commun accord, nous avions pris comme point de départ le texte de La femme juive* de Brecht. Personne, parmi les jeunes scénaristes du cours, n’a vraiment compris notre histoire. Peu importe : nous venions d’embarquer pour une amitié parfaitement indéfectible. Il y a eu les fêtes, les concerts, les heures sans fin dans la nuit à parler de livres et de cinéma, et le monde tout autour pouvait bien s’écrouler : Madame de… et moi, nous nous étions trouvées.
Comme par hasard, Madame de… et moi sommes devenues célibataires au même moment. Les choses sont devenues incontrôlables. Il n’y avait plus aucune limite à nos rendez-vous littéraires, cinématographiques et amicaux. De film en bouquin, de voyage en discussion, nous sommes devenues les sœurs siamoises, la blonde et la brune, sorte de tandem fêtard et barjot, obsédé par la culture. Si bien qu’au bout d’un certain temps, nous avons compris que notre fusion parfaite pourrait faire obstacle aux futures rencontres amoureuses. Tacitement, Madame de… et moi avons décidé de vivre nos petites passions annexes chacune de notre côté, sans trop les partager (même si c’était le fantasme bizarre de bon nombre de garçons croisés dans nos pérégrinations).
Or, un beau jour, un ancien amoureux traîne chez moi, ressassant, on ne sait pourquoi, des souvenirs qui n’ont plus lieu d’être (« tu te souviens quand je t’ai emmenée à Maubeuge, le clair de lune était magnifique… »). Sur un fil, au-dessus de ma baignoire, pendent ma lingerie et mes bas noirs fraîchement lavés**. Il attrape une petite culotte d’un air coquin et la brandit : “Je t’en ai volé une, je ne te la rendrai pas!” Je regarde l’objet et je me vois obligée de lui expliquer que cette petite chose en coton n’est pas à moi. Qu’elle appartient à Madame de…, et qu’il va bien falloir qu’il la rende. Le vieux soupirant me regarde perplexe. “Tu laves les petites culottes de ta pote?”. Difficile de répondre à cette question sans avoir l’air lesbien ou masochiste… Me voilà forcée de raconter toute l’histoire.
Magda : Madame de… est venue dormir récemment à la maison.
Le vieil amoureux fronce les sourcils. Il croit que j’ai viré ma cuti.
Magda : Tu ne me crois pas ? (Je lui mets un exemplaire des nouvelles de Maupassant sous le nez). C’est à elle aussi. Elle me l’a lu toute la nuit. Elle n’avait jamais ouvert Maupassant avant de me rencontrer. Elle m’en a lu des passages à haute voix jusqu’à quatre heures du matin. On a tellement ri qu’on n’en a pas dormi de la nuit.
Rien à faire, l’amant des temps anciens me regarde d’un œil charbonneux – Dark Vador, à côté, à l’air d’un souriceau inoffensif.
Le vieil amoureux : C’est ça, bien sûr. Donc Maupassant vous fait rire, Madame de… laisse des culottes traîner chez toi, et moi, je suis Benoît XVI.
Magda : Pourquoi, tu ne trouves pas ça drôle, Maupassant ? C’est tellement moderne…
Mon chevalier servant a cru que je me foutais ouvertement de sa gueule. Il est sorti sans crier gare en claquant la porte d’entrée. Et nous qui devions aller dîner dehors! Il ne me restait plus qu’à me faire des pâtes Leader Price. J’appelle Madame de…
Magda : Tu le trouves comment, mon ancien amoureux ?
Madame de… : J’ai le droit de dire ce que je pense ?… et toi, tu le trouves comment, le chevelu qui me draguait hier ?
Magda : Pas à ta hauteur.
Madame de… : On est foutues.
A cause de Brecht, Maupassant et Madame de…, il est possible que je ne trouve jamais de mari, de labrador ni de pavillon en banlieue. C’est pas facile, la vie d’une snob littéraire.
*In “Grand-Peur et Misère du Troisième Reich”, Bertolt Brecht.
** J’en raconte trop, là? Allons, pas plus qu’Angot ou Millet, tout de même…