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Traduttore traditore ? A propos de Paul Ricœur, Sur la traduction.

Publié le 08 juillet 2008 par Lazare
Grand représentant français de l’herméneutique, Paul Ricœur s’est tout naturellement intéressé au problème posé par la traduction. Sur la traduction est un petit livre tout à fait accessible qui regroupe trois textes dans lesquels Ricœur résume sa pensée, pensée que nous voudrions librement présenter et critiquer.
Pourquoi traduire ? Parce que les hommes parlent des langues différentes. C’est parce qu’il existe cinq à six mille langues et non pas une seule, c’est parce que nul ne peut maîtriser toutes ces langues, que la traduction est nécessaire. Sans elle, chacun devrait se contenter des textes qui s’offrent dans la ou les langues qu’il maîtrise et renoncer à tout le reste. La traduction est une chance, elle est le principal pilier de la culture et le traducteur est le principal artisan de sa diffusion. C’est par la traduction que la culture mondiale, d’Homère et Bolaño, en passant par Shakespeare, Goethe ou Dostoïevski, est rendue accessible à celui qui, au mieux, ne maîtrise que quelques langues. Nous ne pouvons donc que donner raison à Steiner lorsqu’il écrivait dans Les Antigones : « La traduction est bien ce pont-levis que les hommes franchissent depuis Babel pour pénétrer dans ce que Heidegger a appelé “la maison de leur être”. »
Qu’est-ce que traduire ? Traduire, c’est faire passer un message d’une langue à une autre. Le traducteur est donc une sorte d’intermédiaire entre un auteur et un lecteur qui souhaite s’approprier une œuvre écrite dans une langue qu’il ne maîtrise pas. Schleiermacher résumait cela en écrivant que dans la traduction il s’agit d’« amener le lecteur à l’auteur » et « amener l’auteur au lecteur ».
La multiplicité des langues est donc le point de départ problématique de la traduction. De deux choses l’une en effet : ou bien cette diversité est l’expression d’une hétérogénéité absolue et la traduction est impossible, ou bien cette diversité repose sur un socle commun et la traduction est possible. Dans ce cas, on peut ou bien émettre l’hypothèse d’une langue originelle antérieure à Babel (c’est la tradition de la Kabbale. Cf. le film Pi) qu’il faudrait retrouver ou bien prétendre qu’il serait possible de construire logiquement une langue universelle. A juste titre Ricœur nous invite à dépasser ce problème ainsi que le vieil antagonisme traduisible/intraduisible qui en est l’origine puisque, de toute façon, il y a des traductions pour lui substituer l’antagonisme fidélité/trahison.
Traduire, selon Ricœur, correspond au fait coutumier de dire la même chose autrement. Nous traduisons un mot que notre interlocuteur ne comprend pas en en choisissant un autre, nous traduisons notre pensée lorsque nous la reformulons. La traduction est donc un autrement dit et elle est toujours possible.
La difficulté réside donc plutôt dans la possibilité de retranscrire fidèlement dans une langue un texte écrit dans une autre langue. Qu’est-ce qui condamnerait, selon la célèbre paronomase, à faire de tout traducteur un traitre ? La syntaxe, le style et l’intertextualité propres à une langue semblent condamner le traducteur à l’échec, tout cela se perdant par le passage d’un idiome à un autre. Une traduction n’est qu’une traduction et lire une traduction, ce n’est pas la même chose que lire l’original. Cette perte qu’il y a entre l’original et sa traduction serait donc comparable à la perte qui existe entre un tableau et sa copie. Il s’agit dans les deux cas de la même chose, mais ce “même” est un peu “autre”. De même que selon Alain, « toute copie est laide », de même, pourrions-nous dire, toute traduction est infidèle. Il semble y avoir en effet de la part du texte original une résistance insurmontable. Aucune traduction ne saurait être parfaite, mais il ne s’agit pas pour autant de trahison et s’il n’y a pas et ne peut y avoir d’identité entre l’original et sa traduction, cela ne condamne pas l’effort du traducteur. Ricœur parle alors « d’équivalence sans identité ».
Cela signifie que le traducteur doit d’abord faire un travail de deuil afin de renoncer à l’idéal de la traduction parfaite. Dans l’exercice de la traduction comme dans l’existence, l’idéalisme rend malheureux parce que vivre dans le devoir-être plutôt que dans l’être condamne à l’échec. Alceste, par exemple, dans le Misanthrope, est malheureux parce qu’il voudrait que les hommes soient sincères alors qu’ils ne le sont pas ; le traducteur est malheureux de la même façon s’il cherche l’identité alors qu’il ne peut atteindre que cette équivalence sans identité. Il ne saurait y avoir de traduction parfaite parce qu’il n’y a pas de critère de cette perfection. Pour cela, il faudrait un tiers-texte « qui serait porteur du sens identique supposé circuler du premier au second. » Ce n’est que si ce travail de deuil est effectué que l’exercice de la traduction devient jubilatoire. Traduire, c’est rechercher cette équivalence sans identité et, comme cette quête est infinie, il y aura toujours de nouvelles traductions, le meilleur moyen de critiquer une traduction étant d’en proposer une nouvelle.
Comment procéder ? Tout traducteur, même amateur le sait, il ne s’agit pas de traduire un livre mot à mot car un mot n’a de sens que par rapport à son environnement qu’est le texte. Néanmoins, le texte lui-même n’a de sens que par rapport à un contexte culturel inhérent à la culture de l’auteur. Les mots, les phrases, le texte s’inscrit dans un univers culturel, dans un foisonnement d’intertextualité, de connotations intellectuelles, affectives parfois publiques, mais aussi propres à un milieu, une classe, etc. C’est pourquoi un bon traducteur est une personne qui est imprégnée de cette culture, de cette langue afin d’en rendre au mieux la richesse, de la rendre équivalente en faisant fi de l’identité. Prenons un exemple très simple : dans l’émission Les mardis littéraires de Pascale Casanova sur France Culture, Robert Amutio expliquait que la traduction de 2666 a nécessité quelques trahisons puisque Bolaño utilise des expressions mexicaines idiomatiques qu’il fallût d’abord ramener à l’espagnol avant de les ramener au français. Dans la traduction française, ces différences entre l’espagnol et le mexicain n’ont pu être rendues parce qu’on imagine mal certains personnages s’exprimer en français et d’autres en Corse ou en Breton ! Cette “imperfection” ne constitue cependant pas une “trahison” puisqu’il y a la volonté de la part du traducteur de rendre accessible un texte qui, sans lui, ne le serait pas.
L’exercice de la traduction est donc un exercice risqué qui engage le traducteur et c’est pourquoi Ricœur reconnaît dans cet art une dimension éthique. Le traducteur n’est effectivement pas un simple outil passif, il effectue un travail de création, même si cet effort créatif reste au service du texte. Il écrit ainsi :
« Amener le lecteur à l’auteur, amener l’auteur au lecteur, au risque de servir et de trahir deux maîtres, c’est pratiquer ce que j’aime appeler l’hospitalité langagière. »
Néanmoins, Ricœur occulte certains problèmes. Il y a tout d’abord le celui posé par ce texte particulier qu’est le poème. Dans l’Art poétique, Verlaine montre bien que dans le poème, la musique passe « avant toute chose ». Or, cette musicalité qui fait sens est nécessairement perdue dans une traduction. Pour s’en rendre compte, il suffit de comparer la version originale des premiers vers d’Une saison en enfer de Rimbaud avec sa traduction anglaise :
« Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient. Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée. »
« Once, if my memory serves me well, my life was a banquet where every heart revealed itself, where every wine flowed. One evening I took Beauty in my arms. – And I thought her bitter. – And I insulted her. »
Lorsqu’un texte tient essentiellement sur la langue (cela a-t-il un sens de traduire Finnegans Wake ?), la perte est tellement grande que lire la traduction permet seulement de s’informer, mais en aucun cas de s’approprier. La poésie semble donc être une limite à la traduction.
Ricœur s’oppose également à l’idée soutenue par certains linguistes selon laquelle une langue est avant tout une vision du monde. Cette idée suggère qu’il y a une hétérogénéité radicale entre certaines cultures ; c’est le point de vue que défend, par exemple, le sinologue Jullien qui est pourtant traducteur ! Ricœur réfute cela en disant que s’il y avait vraiment hétérogénéité, Jullien ne pourrait pas écrire de livre en français sur la culture chinoise. Ricœur n’a évidemment pas tout à fait tort bien qu’on puisse se demander si, là aussi, il n’y a quand même pas une perte irrémédiable.
De plus, même au sein de la culture occidentale, il y a des problèmes importants posés par le passage d’une langue à une autre et plus particulièrement lorsqu’il s’agit de traduire des langues mortes. Le mot logos, par exemple, est difficilement traduisible parce qu’il signifie (pour faire simple) à la fois "langage" et "raison" et que le traduire par l’un ou par l’autre, c’est en dénaturer le sens. Faut-il alors renoncer à la traduction ? Certainement pas. Tout d’abord parce que comme le remarque à juste titre Steiner, même si je maîtrise le grec ancien, je le maîtrise comme un Français du XXIe siècle et non comme un Grec du temps de Périclès. Ensuite, il ne s’agit que de cas particuliers, certes problématiques, mais qui n’empêchent rien puisqu’on peut imaginer un appareillage critique permettant d’éclaircir les choses.
Même si cette équivalence sans identité a des défaillances, il n’empêche que le traducteur est une sorte d’Hermès grâce auquel le monde des livres nous est offert.


Paul Ricœur, Sur la traduction. Bayard. 9, 9 €
Illustration : Abel Grimmer, La tour de Babel.

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