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Mercredi 4 juin 2008, Luxembourg : paroles de fil

Publié le 14 septembre 2008 par Memoiredeurope @echternach

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Fragments de sols 1993-2001

Les travaux et les jours 2004-2006

J‘ai toujours gardé ce titre dans ma proximité : « Paroles de fil ». C’était l’expression que Marie-Hélène Fraïssé avait utilisée pour rassembler en 1978-79 quinze émissions des « Chemins de la Connaissance » qui partaient du légendaire de certaines civilisations : les bouches des Dogons, dents et langues, comme peignes et navette, les combinatoires des tisserands Indonésiens préparant l’ikat, pour rejoindre les canuts lyonnais suivant leurs cartons perforés ou les peintres contemporains désirant que le lissier les traduisent.

Mais plus curieusement, c’est la parole absente pendant de nombreux mois de ma fille aînée qui s’était glissée là. Elle, sur mes genoux venant écouter la parole excessive, surabondante et perturbante de Patrice Hugues définissant le langage du tissu.Le fil tendait le chemin de la psychanalyse, tandis qu’une amie québécoise lacanienne, qui venait d’apprendre à tisser, lisait avec trop d’évidence entre mes deux aînés, les sources de cette éclipse des mots.

Ces mots là me sont donc assez naturellement revenus par flots successifs lorsque Frédérique Petit et la conservatrice du musée de Cholet ont insisté pour que j’écrive un texte pour le catalogue de l’exposition de Frédérique qui devait se poursuivre tout l’été.

Mouchoirs de Cholet, qui gardent leur caractère évocateur pour toutes les génération de plus de cinquante ans en France, mais qui ont sinon succombé à la crise textile et à la mondialisation, du moins ont dû céder leurs droits naturels aux mouchoirs de papier et autres Kleenex dont le langage courant parle en effet comme le symbole de ce qu’on jette.

Vaut-il mieux qu’un homme ou une femme qui ressentent une forte émotion reçoivent un mouchoir de coton brodé pour consoler leur peine, dernier cadeau d’un amoureux ou d’une amoureuse qui a gardé des manières civilisées, qu’un paquet de mouchoirs en papier, anonymes, qui redoublent encore, à leur façon, la symbolique de la fin d’un amour ?

Frédérique Petit fait partie de ces créateurs qui ont été proches des activités de Textile/Art et du Groupe Tapisserie aux destinées desquels j’ai eu le plaisir de présider pendant des années et elle est une des rares à le dire encore et dans une mesure certaine, à remercier ceux qui ont permis ce travail.

Son travail est intime, ne serait-ce que pas ses dimensions : petits gobelins tissés à l’aiguilles, fragments de tapis, semences de textile. Son travail est modeste, ne serait-ce qu’en raison de son caractère personnel, très réservé.Mais la force n’a pas besoin de coups.

Et les mots que j’ai trouvés m’ont suffi, pour l’instant, d’expression de souvenir, d’appréciation et d’hommage :

« Lorsque l’enquêteur cherche une des pièces manquantes de son raisonnement, il doit se contenter d’un tracé secret qui ne lui apparaît pas sur l’instant dans son entier, mais dont chaque occurrence constitue l’apparition progressive d’un discours qui peut conduire à un aveu. L’ombre brisée du fil de sa recherche peur reprendre forme quand l’esprit reconstitue les territoires brisés.

Lorsque le promeneur s’enfonce dans la forêt, à la tombée du jour, il peut jouir du spectacle de l’incertitude. Le jeu de l’envers permet aux ombres de devenir formes et aux formes de mimer la lumière. Il fait alors l’expérience secrète et personnelle de l’incertitude et de la crainte. Il ne connaît aucun Minotaure pour le dévorer, mais il roule pourtant en boule le fil qu’il tient dans la main, comme un talisman.

L’itinérance consiste à choisir deux points et à imaginer toutes les rencontres qui vont peupler l’espace parcouru. Il suffit de choisir une carte, même approximative, même sortie d’une armoire ancienne, pour décider comment tracer le chemin, entre deux points.  Il suffit d’une attention flottante pour entendre tous ceux qui ont croisé ce même chemin, de nuit et de jour. Les paroles et les souvenirs se tissent et c’est le fil qui dicte à la carte le relief humain de l’histoire.

La mémoire est fragmentaire. Nous la sollicitons d’habitude pour créer de la cohérence. Mais cette continuité apparente est purement la notre. Nous ne pouvons faire autrement que d’avouer cette fragmentation. Il s’agit de ce cadre là et non d’un autre. Et il ne s’agit surtout pas de celui de l’autre. Il nous faudra donc en trouver un second, puis un troisième, et plus encore, et accepter que notre pensée soit comme un puzzle. Pourtant un fil relie toutes ces marques d’estime. Il dit la cohérence intime. Il nous dit.

A la marge, il n’y a rien, semble-t-il. Et en même temps il y a tout. Tout ce qui est d’un côté et tout ce qui est de l’autre. Un territoire où tout peut basculer. A la marge, on peut décider de rentrer ou de sortir. Ou encore de disparaître, n’étant nulle part. Un sauvetage s’impose. Il faut alors s’armer de patience et tirer le fil qui est ici, et là encore et qui appartient à tous.

A plat est une expression aux multiples sens qui révèle une volonté de dominer, une volonté vaine. Il existe toujours une épaisseur des destins qui marque ce que nous trouvons, ce que nous découvrons, ce que nous récupérons. C’est dans cette épaisseur que nous épuisons notre regard en cherchant ligne à ligne comment le fil a décidé ce qui serait de l’ordre de l’instant ou de l’ordre du passé.

Il s’agit de reflets capturés. Mais on ne capture vraiment que par l’envie de partager. Dans le souci pourtant de ne pas être trop exact. Comme si on créait de nouveau, après le créateur. Il y a une modestie obligatoire du regard. Pourtant il faut bien tendre un piège. Mais si possible un filet de douceur, pour que le reflet reste le plus possible situé du côté de l’idée et se sente libre. Un fil trace toujours la ressemblance d’un cœur à l’autre et connaît la fragilité de la ressemblance.

Du côté de l’enfance. Là où le regard de la vieillesse devient précieux. La main se déplace lentement, comme une caresse, un gage d’avenir. La main lisse les plis, ceux de la peau, comme ceux de l’étoffe. Elle n’est plus qu’une ombre quand tombe la lumière du jour ; une ombre portée. Et alors le moment vient d’inscrire le témoignage. J’ai dit et j’ai prédit. Ou bien c’est elle qui a dit le temps qu’il ferait demain. Elle m’a donné la direction. Et l’aiguille qui tire le fil, inlassablement, jusqu’au bout du motif, ne se lasse jamais de la compagnie des heures que comptent les aiguilles sur un cadran imaginaire.

Comme un orfèvre ou un adepte du clair-obscur, comme la craie frottée sur le pavé, comme des traits au burin sur la plaque. Comme dans le silence ou dans le fracas. Il y a un instant très particulier où le fil ne rencontre plus seulement la vie, mais le temps, où la vie s’arrête un peu de vivre, pour célébrer.

A Frédérique, il faut laisser la musique, et ce sentiment que de l’autre côté de la note et des mots, elle nous demande de nous approprier l’ombre portée d’une mémoire. »


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