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La fatwa comme rite de ramadan et le "choc des civilisations"

Publié le 14 septembre 2008 par Gonzo
La fatwa comme rite de ramadan et le Ramadan est le mois des rites : ceux de la religion bien entendu, mais aussi ceux de la vie sociale avec les repas, les visites, le rythme de vie propre à cette période de l’année, très largement organisée désormais autour du grand rituel des veillées devant la télévision pour suivre les feuilletons dits "de ramadan". Depuis quelques années, un autre rite semble être en passe d’être adopté : ramadan est devenu la période par excellence des anathèmes les plus énergiques contre la télévision, accusée de souiller la "pureté" morale du corps social par toutes les turpitudes de la vie moderne.
Il faut dire que la situation des pays arabes ressemble à ce que l’on peut observer dans les sociétés européennes où les rites de la foi ont du mal à survivre à la frénésie festive et où nombre d’esprits religieux se désolent de voir le sens spirituel de la fête disparaître au profit de pratiques superficielles. Faisant pénétrer jusque dans l’intimité des familles – publicité commerciale exige ! – tout ce monde "païen" de la consommation, les centaines de chaînes satellitaires – pour ne compter que les seules chaînes arabes – polarisent assez inévitablement toutes leurs critiques.
Avec, pour la région, une population non seulement importante en nombre mais surtout solvable, tout en étant dotée d’un système politique très conservateur, tout particulièrement sur le plan religieux, l’Arabie saoudite devient inévitablement, au temps du ramadan "moderne", le lieu des contradictions les plus cruelles entre les anciens et les nouveaux rites, ceux de la foi et ceux du marché de la consommation.
Pour reprendre une analyse développée par les meilleurs esprits, on pourrait donc avancer que la consommation télévisuelle révèle qu’il y a bien en Arabie saoudite un "choc des civilisations". Mais non pas entre "le monde musulman et une grande partie du reste de la planète" comme l'analyse le Premier ministre français au micro d'une radio commerciale, mais en réalité entre les différentes manières de concevoir et de pratiquer une religion, en l’occurrence l’islam.
Ainsi, il est clair qu’une partie de l’opinion saoudienne (mais l'analyse vaut pour bien des pays de la région) s’efforce de mobiliser en faveur de son point de vue tous les relais possibles. Par exemple, après la condamnation de feuilletons turcs accusés de propager des valeurs pernicieuses, la presse arabe a fait état de délégations, plus ou moins pacifiques, tirant parti du mois de ramadan pour se rendre au domicile du grand mufti (المفتي العام) du Royaume, dans la capitale, Riyad, afin de l’enjoindre à protester auprès des autorités contre "l’occidentalisation [تغريب] de la société".
Plus récemment encore, c’est la plus haute autorité juridique religieuse du pays, cheikh Saleh Ibn al-Luhaydan, qui a fait sensation en déclarant au micro d’une radio locale que, au vu des images de corruption diffusées sur leurs chaînes, la mort, pour certains propriétaires de stations télévisées, paraissait un châtiment licite. Des propos qui ont fait du bruit dans un pays qui possède (ou finance) la majeure partie de l’audiovisuel arabe et où les activités d'un milliardaire tel que le prince al-Waleed Ibn Talal révèlent combien l’investissement dans l’univers des médias fait partie de la stratégie politique.
Mais il est tout aussi manifeste que le camp conservateur s’agite ainsi parce qu’il se rend compte qu'il est loin de faire l’unanimité. S’il faut condamner avec une telle énergie les spectacles dégradants de la télévision, c’est bien qu’ils attirent à eux, les feuilletons le montrent assez, des foules considérables en principe composées de très honnêtes croyants !
Même pendant ramadan et dans les pays des lieux saints de l'islam, certaines limites ne doivent pas être franchies, plus encore lorsque les propos enflammés des censeurs sont colportés par les médias locaux et sur internet. La manière dont les déclarations de cheikh al-Luhaydan ont été reçues offre par conséquent un bon éclairage sur les rapports de force actuels au sein de la société saoudienne.
Rapidement dénoncée comme une inquiétante "fatwa" (ce qu’elle n’est pas exactement, en termes techniques), la charge de cheikh al-Luhaydan a d’abord suscité l’embarras des autorités, puis des contre-mesures. A lire la presse, on comprend que toutes sortes de pressions sont désormais exercées pour atténuer la portée d’une déclaration jugée manifestement excessive, car susceptible de mettre en péril nombre d’intérêts locaux.
A lire l’officieux quotidien (à capitaux saoudiens) Al-Hayat, on devine que l’intéressé a compris le message. Il refuse sans doute de revenir sur son analyse mais souligne qu’il s’agit bien de rendre licite le sang des corrupteurs qadâ’an "légalement", en d’autres termes à la suite d’un éventuel procès, et qu’il ne s’agit donc en aucune manière d’une incitation au meurtre…
C’est donc le courant libéral qui semble aller dans le sens de l’histoire. De leur point de vue, les délégations se rendant au domicile du grand mufti à Riyad ont sans doute raison de protester contre la domination dans les médias "des auteurs et des intellectuels qui cherchent à corrompre la société". Cependant, faciles à exploiter par quiconque cherche à mettre en évidence la menace que représenterait l'islam puritain dans ses formes les plus extrémistes, les protestations de religieux réclamant plus de rigueur morale à grand renfort d’anathèmes ne sont peut-être déjà plus qu'un rituel de ramadan en forme de combat d’arrière-garde.
Illustration : cheikh Saleh al-Luhaydan, site http://www.middle-east-online.com.Culture & Politique arabes

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