Séverine Gojard, "L'alimentation dans la prime enfance. Diffusion et réception des normes de puériculture", Revue française de sociologie, 2000, n° 3, pp. 475-512.
L'alimentation dans la petite enfance est un objet particulièrement pertinent pour observer la diffusion et la réception des discours normatifs, dans la mesure où ce type de discours foisonne sur l'art et la manière de nourrir son enfant, et où les enjeux de la conformité à la norme sont potentiellement importants : il s'agit de faire pousser un enfant «normal», et d'être de «bons parents» La charge émotionnelle associée à la tâche d'élevage des enfants renforce d'autant le caractère coercitif de la norme et la culpabilisation des parents qui ne s'y conforment pas. Un examen des discours de puériculture contemporains (à partir de publications récentes) montre que la conformité aux normes de puériculture n'est pas si facile à accomplir, parce que les prescriptions, rarement identiques d'un manuel à l'autre, sont parfois antagonistes. Pour Séverine Gojard, «la manière dont les parents alimentent leurs enfants en bas âge est le révélateur de leur attitude vis-à-vis de telle ou telle norme, ou plutôt de leur propension à recourir à tel ou tel interlocuteur, lui-même porteur ď une norme. »
À partir d'une enquête par questionnaire portant sur l'alimentation dans la prime enfance, l’auteure fait apparaître deux modèles de soins aux nourrissons, un modèle savant et un modèle populaire [1] . L'opposition entre ces deux modèles est construite sur le type de sources de conseils utilisées et sur l'adoption ou non de certaines pratiques conformes à la puériculture savante et absentes des usages populaires ; elle se superpose avec l'opposition entre classes supérieures et classes populaires. L'existence de deux modèles opposés ne suppose pas une stricte partition de la population en deux catégories ; on observe au contraire un continuum de pratiques allant de l'un à l'autre. Cette opposition est surtout un outil conceptuel, proche de la construction d'idéal-types.
Les femmes qui ont passé leur enfance en Afrique ont nettement plus de chances d'allaiter leur enfant que celles qui l'ont passée en France, et encore plus celles qui l'ont passée en Afrique Noire que celles qui l'ont passée au Maghreb. Si elles ont passé leur enfance dans un pays d'Asie ou d'Amérique, elles ont aussi une plus forte probabilité d'allaitement. En revanche, on n'observe pas de différence significative entre la France et un autre pays d'Europe, ni au sein de la France entre province et région parisienne. Cette influence de l'origine géographique peut certainement s'interpréter comme le maintien, après immigration, de traditions du pays d'origine.
Le second effet sur la probabilité d'allaiter est celui du diplôme de la mère. Toutes choses égales par ailleurs, la probabilité d'allaiter est donc croissante avec le diplôme. Plus exactement, les femmes qui ont arrêté leurs études avant le baccalauréat allaitent moins fréquemment que les bachelières, et l'effet négatif le plus net s'observe pour les titulaires d'un Cap ; en revanche, les femmes diplômées de l'enseignement supérieur allaitent sensiblement plus souvent que les bachelières. À côté des effets de l'origine géographique et du parcours scolaire, la filière professionnelle choisie a une nette influence sur l'allaitement : les femmes qui se sont occupées d'enfants dans un cadre professionnel ont une plus forte probabilité d'allaiter que celles qui ne s'en sont pas occupées. Si l'on regarde maintenant les variables qui décrivent les conditions de vie du ménage, on constate que les femmes qui sont en congé au moment de l'enquête ont tendance à allaiter davantage que celles qui travaillent à temps partiel (entre trente et trente-huit heures)
La situation conjugale et la profession du mari ne semblent pas exercer d'influence significative sur la probabilité d'allaitement. D'une part, on n'observe guère de différences en fonction de la situation conjugale : les femmes isolées n'allaitent ni plus ni moins, toutes choses égales par ailleurs. D'autre part, quand le ménage est constitué d'un couple, la profession du mari n'a pas d'effet significatif sur la probabilité d'allaitement. Les caractéristiques de la mère (ici mesurées par son diplôme et son insertion professionnelle) ont donc davantage d'influence sur sa probabilité d'allaiter que celles de son conjoint.
Pour résumer, on retiendra que deux ensembles de facteurs sont susceptibles d'augmenter la probabilité d'allaiter. L'un est centré sur la transmission familiale des techniques de soins aux nourrissons : le maintien de traditions du pays d'origine pour les femmes qui ont passé leur enfance hors d'Europe, mais aussi, indépendamment du lieu de l'enfance, le fait de s'être occupé de ses frères et sœurs cadets sont deux conditions qui augmentent la probabilité d'allaiter.
Une autre série de facteurs propices à l'allaitement tient à la proximité avec les instances de diffusion des normes de puériculture légitimes. En effet, les normes savantes, et particulièrement la puériculture « psy », sont actuellement favorables à l'allaitement maternel. Un niveau de diplôme élevé, indice d'une position sociale élevée, donc d'une certaine proximité avec les diffuseurs de normes de puériculture que sont les médecins, et tout particulièrement les pédiatres, mais aussi une formation professionnelle dans le domaine de la petite enfance sont des conditions propices à la diffusion, et dans certains cas à l'intériorisation, des normes savantes.
La durée de l’allaitement
En moyenne, les femmes interrogées qui ont allaité leur plus jeune enfant l'ont fait pendant trois mois et demi, avant de commencer le sevrage, d'une durée de trois semaines. Ces durées moyennes sont sujettes à des variations relativement importantes : l'écart-type est presque égal à la moyenne pour l'âge au début du sevrage (soit 2,96) et supérieur à la moyenne pour la durée du sevrage (3,82). Cela s'explique surtout par une distribution allongée vers les valeurs les plus élevées : à l'âge de quatre mois, les trois quarts des enfants sont sevrés, mais ensuite, les durées d'allaitement s'étalent jusqu'à plus de deux ans. Les femmes qui ont passé leur enfance dans un pays étranger, hors de l'Europe, allaitent plus longtemps que celles qui l'ont passée en France. L'origine géographique est donc un facteur qui influe non seulement sur la probabilité d'allaitement mais aussi sur la durée de celui-ci. De même, le fait de s'être occupé de ses frères et sœurs, dont on a vu qu'il tend à favoriser l'allaitement, favorise un sevrage tardif. On remarque aussi que certaines variables qui sont sans effet sur la probabilité d'allaiter ont une influence sur la durée de l'allaitement. C'est le cas de l'absence d'insertion sur le marché du travail : si les femmes au foyer n'allaitent pas significativement plus que les autres, lorsqu'elles allaitent, c'est pour une durée plus longue.
Le milieu d'origine de la femme n'influence pas sa propension à allaiter, mais il influence le temps pendant lequel elle allaite. Les filles de cadres supérieurs ou de membres de professions intermédiaires allaitent significativement moins longtemps que les filles d'employés, et on n'observe pas de différence significative entre filles d'employés et filles d'ouvriers, d'artisans ou d'agriculteurs.
par Frédérique
[1] Mis en évidence grâce à une analyse des correspondances multiples