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Implantation du français en Mauritanie par Ciré Ba

Publié le 21 septembre 2008 par Bababe

HISTOIRE

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Les Français nont pas attendu la pénétration officielle de 1901 pour fonder des écoles en Mauritanie. La première école fut créée en 1898, à Kaédi....

Langue superposée dont l'implantation est étroitement dépendante du fait colonial, la diffusion du français fut, en Mauritanie, plus qu'ailleurs en Afrique Occidentale, confiée à la seule institution scolaire dans le cadre d'une politique linguistique qui, " assimilationniste " ou " assimilatrice " dans les textes, se révéla beaucoup plus pragmatique dans la réalité et s'adapta à la personnalité linguistique des colonisés.

3.1. Les principes

3.1.1. Une volonté politique de diffuser le français par lécole Dès la fondation des premières écoles au Sénégal en 1817, la France affirme sous la plume de ses Gouverneurs Généraux successifs son suprême intérêt pour linstitution scolaire, en vue dune plus grande emprise sur les populations autochtones. Dans sa circulaire du 22.6.1897 relative au fonctionnement des écoles des pays du Protectorat, le Gouverneur Général E. Chaudié écrit : " Lécole est, en effet, le moyen le plus sûr quune nation civilisatrice ait dacquérir à ses idées les populations encore primitives et de les élever graduellement jusquà elle. … Cest aussi lélément de propagande de la cause et de la langue française le plus certain dont le Gouvernement puisse disposer. … Cest lesprit de la jeunesse quil faut pénétrer et cest par lécole, et lécole seule, que nous y arriverons. "Le Gouverneur Général William Ponty renchérit sur ces propos dans une circulaire du 30.8.1910 : " Cest elle (lécole) qui sert le mieux les intérêts de la cause française et qui en transformant peu à peu la mentalité de nos sujets nous permettra de les acquérir à nos idées sans heurter aucune de leurs traditions. "

Plus tard, en réorganisant lenseignement par la circulaire du 1.5.1924, le Gouverneur Général de lA.O.F. Carde exhorte ainsi les administrateurs coloniaux à répandre le français : " Le français doit être imposé au plus grand nombre possible dindigènes et servir de langue véhiculaire dans toute létendue du territoire. Son étude est rendue obligatoire pour les chefs. … Mais notre contact ne sarrête pas au chef. Il pénètre plus loin dans la masse et le recrutement militaire comme aussi nos relations économiques met en rapport direct et constant Blancs et Noirs de toutes conditions. Il faut donc répandre en surface le français parlé. " Et le G. G. dinciter les administrateurs à créer davantage décoles : " Multipliez donc les écoles préparatoires, appelez-y le plus denfants possible, et apprenez-leur à parler français. "Un peu plus tard, la circulaire Brévié du 8.4.1933 rappelle que " la langue française est la seule qui doive nous occuper et que nous ayons à propager. Cette diffusion du français est une nécessité ; … La langue française sert de base à notre enseignement. Cest en français que nous devons faire toutes nos leçons. "

3.1.2. La variété de français enseigné

Pour des raisons à la fois politiques et psycho-pédagogiques, le français enseigné sera un français " véhiculaire " " compris non pas comme une fin en soi mais comme un simple moyen dacquérir des connaissances pratiques " en utilisant la " méthode directe " qui consiste à montrer lobjet dont on dit le nom (Hardy, 1916, cité par Turpin, 1985, 14). Comme lobserve Manessy, 1978, 340, " il semble bien que "le français parlé" des programmes nait jamais été autre chose que lidiolecte qui permettait au maître indigène responsable de lécole de village de converser avec ses supérieurs hiérarchiques, le commandant de cercle ou son représentant, et surtout avec les membres du personnel administratif du poste. En dehors de lentraînement à la lecture et des exercices grammaticaux, la langue pratiquée en classe nétait guère différente du français de tradition militaire ".

3.1.3. Lorganisation pyramidale de lécole coloniale

Lécole coloniale est organisée selon un système pyramidal mis sur pied pour lA.O.F. par larrêté du 24.11.1903 (G. G. Roume) et aménagé par larrêté du 1.5.1924 (G. G. Carde). Les divers ordres denseignement y sont nettement hiérarchisés et combinent, en théorie du moins, enseignement de masse à la base et élitisme au sommet : À la base se trouvent les écoles préparatoires (dites " écoles de village ") dont le but essentiel est " de diffuser le français parlé dans la masse de la population " et qui sont en principe dirigées par un moniteur indigène non titulaire du Certificat dÉtudes. Elles sont " ouvertes en premier lieu aux fils de chefs et de notables " mais doivent recruter le plus largement possible. Lenseignement de larabe y est prévu, au moins au début de la colonisation, mais uniquement en pays musulman. Au stade intermédiaire fonctionnent les écoles élémentaires qui comprennent elles-mêmes deux maîtres et deux niveaux, cours préparatoire et cours élémentaire, et qui sont réservées aux élèves sélectionnés dans les écoles préparatoires. À un niveau plus élevé sont mis en place les cours moyens des écoles régionales qui, situées dans les chefs-lieux des cercles ou dans des centres importants, recrutent les fils de chefs et les meilleurs élèves des cours élémentaires. Comprenant au moins trois classes, elles sont obligatoirement dirigées par un instituteur français et mènent les élèves, internes ou boursiers, au Certificat dÉtudes Primaires.

À un degré supérieur fonctionne lenseignement primaire supérieur et commercial donné à lÉcole Faidherbe de Saint-Louis du Sénégal. Ny ont accès que les Africains diplômés du C.E.P. " dans lordre de la liste de mérite " et en fonction des besoins.LÉcole Normale, située également à Saint-Louis, forme dans deux divisions les instituteurs, les interprètes et les cadis.Parallèlement existent des écoles urbaines réservées majoritairement aux élèves européens et dont le programme est celui des écoles primaires de la métropole.Par ailleurs sont dispensés des cours dadultes ayant pour but linitiation des " indigènes dépourvus de toute instruction à lusage du français parlé " et il existe des écoles professionnelles destinées à la formation des ouvriers et artisans qualifiés dont les colonies ont besoin.

3.2. Ladaptation au terrain et les limites de la primauté du français

La spécificité de la situation de la Mauritanie (puissantes résistances militaires, politiques et culturelles, hostilité des populations, traditions coraniques fortes) obligèrent très tôt les administrateurs coloniaux à mettre partiellement de côté les principes généraux et à sadapter à un terrain hostile, en adoptant une politique linguistique spécifique. Lune des parades fut daccorder dans lécole coloniale une place importante à lenseignement religieux et à lenseignement de larabe, en particulier par la création en pays maure dun type détablissement scolaire particulier, la médersa.

3.2.1. La place accordée à larabe

Comme la relevé Queffélec, 1995, 837, dans les pays islamisés de lA.O.F., la puissance coloniale accorda très tôt un statut particulier et privilégié à larabe en matière administrative et judiciaire puisque jusque dans les années 1910 cette langue fut pratiquement systématiquement utilisée " dans la rédaction des jugements prononcés par les juridictions musulmanes, dans la correspondance officielle avec les chefs et les notables et dans presque toutes les circonstances de la vie administrative des cercles " (Turcotte 1983, 8). Il fallut attendre 1911 et la circulaire du G. G. W. Ponty pour que cette " complaisance qui risquait dinduire en erreur les Africains non islamisés sur les véritables intentions de ladministration coloniale en matière linguistique et religieuse ", fût supprimée et pour que sopérât la substitution définitive du français à larabe dans les documents officiels où cette langue avait jusque-là été utilisée.

Par ailleurs, pour faire contrepoids à lenseignement coranique assez populaire (14) et attirer les enfants que les parents étaient réticents à envoyer dans les " écoles des Infidèles ", les autorités coloniales dérogèrent très tôt au principe dexclusivité du français et introduisirent lenseignement de larabe dans certaines écoles publiques. Les enseignants appelés à servir dans les régions islamisées devaient ainsi, selon un arrêté de 1893, parler et écrire arabe. Le programme scolaire défini par larrêté du 24 .11.1903 confirme dailleurs explicitement que, dans les écoles régionales des pays musulmans, la langue arabe est enseignée à côté de la langue française et qu" un marabout doit être attaché à lécole pour lenseignement de larabe ". Faute de pouvoir se substituer aux écoles coraniques que ladministration tenta de franciser (15), lenseignement officiel sefforça de les concurrencer en intégrant dans les programmes lenseignement de larabe qui ne deviendra facultatif en pays islamisé quen 1945 (Arrêté du 22.8.1945).Cependant, ces mesures sont jugées insuffisantes. Suivant les recommandations formulées dès 1906 par le premier directeur du Service des Affaires Musulmanes en A.O.F. (16), fut créé un enseignement franco-musulman (aussi appelé franco-arabe) dispensé dans des établissements spécifiques, les médersas.

3.2.2. Les médersas

Leur création correspond essentiellement à des objectifs politiques (17) (" soustraire les enfants des familles de notables à lobéissance des confréries et des tolbas " et " canaliser, au profit de la politique française, linfluence exercée par les Musulmans lettrés sur leurs coreligionnaires ") et pratiques (" établir un point de contact entre les Musulmans lettrés et notre administration et préparer des interprètes, des juges et des secrétaires de tribunaux indigènes pour les régions islamisées " (Arrêté du 1.11.1918 définissant un " enseignement primaire supérieur musulman ").Cependant pour la création de ces médersas, ladministration coloniale établit une distinction entre " pays maure ou fortement arabisé " et " pays noir " : comme lexplique Marty en 1917, " le principe de la médersa est excellent mais son application doit être judicieuse. Cest ici ou jamais le cas duser de distinguo théologiques. Or, en pays maure ou fortement arabisé comme Saint-Louis ou Tombouctou, où les indigènes parlent, lisent, écrivent tous larabe, où le catéchisme fait dans leur langue maternelle est entré dans lesprit des plus humbles, où le nombre des lettrés est abondant et les sciences fort cultivées, la médersa simpose, non pas à vrai dire " pour développer les études supérieures musulmanes ", puisquelles existent, mais pour les canaliser, pour tenter sinon un accord complet, tout au moins un rapprochement et une entente courtoise entre la religion et la science, entre la foi des fils du Prophète et la civilisation des Français. Le but est noble en lui-même et compte au nombre de nos devoirs déducation. Au surplus, il facilitera considérablement notre tâche politique. Mais en pays noir aucune de ces conditions ne se rencontre, aucun de ces buts ne soffre et la médersa se présente comme un séminaire créé et entretenu et salarié par nous doù sortiront les prêtres, ennemis souvent, douteux toujours. "En vertu de ces principes, deux types de scolarisation vont se mettre en place en Mauritanie, lun à destination des populations négro-mauritaniennes, semblable à celui qui sera proposé aux populations du Sénégal, lautre à destination des populations maures.

3.3. La mise en place de lécole coloniale et ses résultats médiocres

Même si lécole coloniale prend soin de ne pas trop heurter de front les traditions et les convictions religieuses des colonisés (d'où le rôle important réservé à lenseignement de l'arabe), elle va se trouver confrontée à la réticence des populations, extrêmement forte en pays maure, plus réduite en pays noir (18).

3.3.1. Lenseignement en pays noir

3.3.1.1. Lécole de Kaédi

Les Français nont pas attendu la pénétration officielle de 1901 pour fonder des écoles en Mauritanie. La première école fut donc créée en pays noir, en 1898, sur la rive droite du fleuve Sénégal, à Kaédi qui relevait alors de la colonie voisine du Sénégal, et non en 1892 (Bouche, 1975, 691) ou en 1905 (de Chassey, 1972, 467 et 1984, 153). En effet, le capitaine commandant à lépoque le cercle de Kaédi, écrit le 1er janvier 1897 (19) : " Il nexiste pas décoles dans le Bosséa ni à Kaédi. Un crédit est prévu au budget régional de lannée prochaine pour un essai décole à Kaédi. " Les travaux de celle-ci avancent en 1898, puisque le même administrateur note en juillet de la même année : " Lécole de Kaédi a fonctionné pendant toute la durée du mois sous le hangar du tribunal du cadi. " Quelques mois plus tard (31 octobre 1898), il ajoute : " Lécole est presque terminée. Cette construction répond bien aux besoins de lenseignement. Sa solidité et son élégance la font admirer par les étrangers.

Linauguration pourra avoir lieu vers le 1er décembre, si les derniers matériaux commandés arrivent à temps. À partir du 9 septembre (?) les classes seront faites au tribunal du cadi. " Enfin le 31 décembre 1899, il peut affirmer non sans fierté : " Lécole de Kaédi fonctionne très bien ; elle comprend 48 élèves, 28 du Bosséa, 20 des villages de Touldé, Gattaga ou Kaédi. " Cette ouverture ne sest pas faite, dailleurs, sans heurts, à croire ce commandant de cercle : " À loccasion de lordre donné denvoyer des enfants de lintérieur à lécole de Kaédi, les Toucouleurs ont manifesté leurs vrais sentiments à notre égard. Les parents ont cherché tous les faux-fuyants pour se soustraire à cette obligation ; … il a fallu sévir contre les récalcitrants. " (20) Lécole ne compte pas délèves maures (21) qui napprécient pas le climat trop humide pour eux et dont les parents " supportent mal la répugnance quils ont à les savoir en contact avec des Noirs " (22). Lorsque les élèves sont mis en vacances le 1er août 1899, les résultats sont jugés satisfaisants : les élèves de la première division " possèdent des connaissances appréciables et se font assez bien comprendre en français. Ceux de la deuxième division savent assez bien lire et écrivent un peu " (23). Cependant, bien quils soient tous musulmans, larabe ne leur est pas enseigné.

Nous perdons ensuite la trace de cette école dans les rapports jusquen 1907 où nous apprenons quà la suite dune suppression de bourses en janvier 1905 elle a vu subitement tomber le nombre de ses élèves à 7 ; cette situation ne devait pas tarder à saméliorer puisque dès le début de lannée 1906, 24 élèves fréquentaient létablissement. En 1911, ils sont 43 et donnent satisfaction à leurs maîtres. Entre-temps, dix boursiers destinés à être interprètes, dont cinq Maures, suivent les cours de la médersa de Saint-Louis et un autre, Toucouleur, ceux de la médersa supérieure dAlger, après avoir été un brillant élève à Saint-Louis ; il sagit du futur interprète-moniteur Mahmadou Ahmadou Bâ, titulaire du brevet darabe de la Faculté des Lettres dAlger.Visitée le 7 juillet 1913 par E. Courcelle, Inspecteur de lEnseignement du Sénégal, lécole de Kaédi, dirigée par le moniteur Samba Fall dont " la valeur pédagogique est à peu près nulle " (24), compte 45 élèves et comporte par ailleurs un cours dadultes fréquenté par 15 élèves à qui Samba Fall fait bénévolement la classe. En 1918, dirigée par Birama NDiaye, elle compte 48 élèves dans une classe comprenant trois cours (25).

3.3.1.2. Lécole de Boghé

En 1912 est créée une deuxième école, à Boghé sur le Sénégal qui, après une période de tâtonnements, totalisera en 1923 55 élèves répartis en deux classes auxquelles sadjoint un cours dadultes de 32 élèves. Lensemble est dirigé par linstituteur Diawar Sarr.Inspectées par M. Arnaud, Inspecteur des écoles, le 10 février 1923 pour Boghé et le 12 février 1923 pour Kaédi, les deux écoles donnent satisfaction, surtout celle de Boghé dont 4 élèves sont reçus au C.E.P. sur 4 présentés.

3.3.1.3. Les Écoles Régionales

Devenues entre temps écoles régionales, Kaédi et Boghé vont compter 189 élèves en 1927. Kaédi avec trois classes scolarise 104 élèves pendant que Boghé avec trois classes également nen totalise que 85. Chacune comprend un cours dadultes composé respectivement de 27 et 55 élèves. Visitées en 1932 par M. Charton, Inspecteur Général de lEnseignement, " ces deux écoles (Boghé a 4 classes, Kaédi 3) méritent à peine leurs noms ". En effet, le cours moyen première raison dune école régionale puisque cest elle qui sélectionne les meilleurs élèves capables de continuer leurs études dans une école primaire supérieure a un effectif réduit dans les deux écoles : 15 élèves pour Kaédi et 21 pour Boghé. Le cours préparatoire de Boghé ne comporte pour sa part que 18 élèves. En outre, les deux instituteurs de Kaédi, Fily Coulibaly et Dally NDiaye ne donnent pas satisfaction à linspecteur qui propose dans son rapport la fusion des deux écoles régionales en une seule dans un pays qui dispose de peu de moyens et dun personnel réduit. Il est vrai quen 1931, le budget alloué à lenseignement est des plus faibles : 172 000 francs représentant moins de 1 % du budget total, lui-même de 18 500 000 francs. Le tiers de ce budget consacré à lenseignement va à la seule médersa de Boutilimit. Cette dernière mise à part, le personnel, peu qualifié, est composé de 3 instituteurs du cadre secondaire et de 9 moniteurs tous indigènes et très rarement inspectés. Toute la Mauritanie ne compte cette année-là que 439 élèves dans 7 écoles, même pas leffectif de la seule école de Podor (Sénégal) !Kaédi et Boghé resteront pourtant et pour longtemps encore les seules écoles régionales du pays, tout au moins jusquà cette rentrée de 1939-1940 où lune compte 105 élèves et lautre 115 (26).

3.3.1.4. Écoles préparatoires

On voit apparaître aussi de nouvelles écoles à Maghama (cercle du Gorgol) : 82 élèves répartis en deux cours préparatoires et à Sélibaby (cercle du Guidimaka) : 72 élèves dont 62 sont au cours préparatoire et 10 en cours élémentaire. Cette dernière date au moins de 1913 puisquon nous apprend quelle comptait cette année-là 14 élèves.Le fonctionnement de ces écoles rencontre lhostilité de la plupart des familles des élèves. Ainsi que le note Marcel Condette " certaines écoles, particulièrement dans le cercle du Gorgol, ont été désertées à peu près entièrement, les populations ayant confondu volontairement liberté et anarchie et enlevant leurs enfants de lécole pour les envoyer aux champs ou trafiquer au marché noir " (27).Globalement le bilan de ces écoles préparatoires est très négatif. Les rapports signalent invariablement leurs carences : moniteurs très peu formés et rarement contrôlés, effectifs réduits délèves presque toujours fils de goumiers et de fonctionnaires noirs ou enfants de serviteurs, daffranchis ou dartisans (castes réputées les plus basses), résultats désastreux : les élèves qui entrent à lécole primaire " passent six ou sept ans sans rien apprendre " ; une fois sortis, ils reprennent la place que leur réserve la tradition et oublient le peu quils ont acquis. De manière brutale, dans un rapport de 1934, lInspecteur des Écoles Chaigneau conclut dailleurs quen dehors des deux écoles régionales de Kaédi et Boghé et de la médersa de Boutilimit en pays maure, lenseignement est inexistant en Mauritanie.

3.3.2. Lenseignement en pays maure

Les nécessités de la pacification, les problèmes de communication, la pénurie des ressources, la dispersion et linstabilité des populations mais surtout une formidable résistance à léducation française ont retardé limplantation scolaire en pays maure. Les premiers Maures formés à lécole française lont été à la médersa de Saint-Louis. En 1906, ils ne sont que deux : âgés lun de 16 ans et lautre de 35 ans, ils suivent les cours de la section française et le second, en dépit de son âge, na été accepté que parce qu" en Mauritanie, où la méfiance des parents est loin dêtre dissipée, nous navons pas le choix des élèves, et il ne faut pas décourager les bonnes volontés qui saffirment " (J. Roos, adjoint au Commissaire du Gouvernement, 1907). La puissance coloniale aurait souhaité à lépoque que ces exemples fussent suivis mais la modicité des ressources budgétaires ne permit pas denvoyer davantage délèves maures.Il faut ajouter quune politique éducative appropriée aux spécificités du pays na pas été rapidement définie et mise en uvre. En effet, " lexistence de castes nettement différenciées ne permet pas denvisager linstruction à la fois aux descendants des familles de chefs, guerriers ou religieux, et aux enfants des gens du commun ", comme le constate un rapport sur lorganisation de lenseignement primaire en Mauritanie (28) : " Il suffirait dadmettre à la médersa de Boutilimit un fils de serviteur ou dartisan pour quelle soit immédiatement désertée par les enfants des familles libres qui la fréquentent actuellement. "

3.3.2.1. Les premières écoles

Les deux premières écoles ouvertes en pays maure le sont en octobre 1912 dans le Trarza à Méderdra et à Boutilimit et " ont pu grouper un assez grand nombre délèves " selon le lieutenant-colonel Mouret. Un rapport statistique daté du 8 septembre 1913 avance le chiffre de 19 élèves pour Méderdra et de 38 pour Boutilimit, tous de sexe masculin. Il y a tout lieu de croire cependant que ces élèves sont, soit dorigine modeste soit enfants dauxiliaires de ladministration coloniale : goumiers, tirailleurs ou autres. Lécole de Boutilimit, qui reçoit en 1918 une vingtaine denfants de tirailleurs encadrés par un sergent européen, devait à la même époque servir décole dapplication pour les élèves-moniteurs de Bokar Ahmadou Bâ. Ces deux écoles restent cependant marginales par rapport à la médersa qui, ouverte le 1er janvier 1914 à Boutilimit devait, de par son statut même, lancer véritablement la pénétration scolaire en pays maure.

3.3.2.2. La médersa de Boutilimit

Créée par décision du Gouverneur Général sur proposition du lieutenant-colonel Mouret, commissaire du Gouvernement Général en Mauritanie, la médersa de Boutilimit est une école destinée exclusivement aux fils de chefs et de notables. Appelée à lorigine École des fils de chefs, elle avait pour but " la formation dune élite éclairée, capable de collaborer et de servir de trait dunion entre nous et les tribus " (Dubié, 1941, 3). En étaient donc bien évidemment écartés les fils de fonctionnaires noirs, les métis et tous ceux qui ne possédaient pas lautorité matérielle et morale sur laquelle ladministration coloniale se sentait obligée de sappuyer. Ses élèves, provenant de divers cercles du pays, Trarza, Brakna, Assaba, Baie du Lévrier (aujourdhui Dakhlet Nouadhibou), nétaient que neuf mais appartenaient à dillustres familles maraboutiques et guerrières (29). Le site de Boutilimit avait été choisi pour installer la médersa à cause de la présence de Baba Ould Cheikh Sidiya, prestigieux marabout quadiriya et ami des Français, qui avait dailleurs rédigé une lettre à lintention des élèves pour les exhorter " à apprendre le français " (30).

Le premier directeur, Rouget, qui avait déjà fait ses preuves à la médersa de Djenné (Soudan devenu Mali), était entouré de Mahmadou Bâ du corps des interprètes de Mauritanie et diplômé des médersas de Saint-Louis et dAlger et du professeur darabe, Ahmed Ould Mokhtar Fall, disciple de Baba Ould Cheikh Sidiya. Douze heures étaient consacrées à létude des sciences juridico-religieuses : exégèse coranique, théologie, droit civil et canonique ainsi quaux études littéraires, et treize heures à lapprentissage rapide de la langue française à travers un ensemble dexercices. Les élèves percevaient 30 francs par mois et vivaient " en popote " sous quatre tentes près du poste. Lécole, après avoir été accueillie par Baba Ould Cheïkh Sidiya dans sa casbah, emménagea dès les premiers jours du mois de janvier 1914 dans un coquet bâtiment quon venait de construire. Le directeur, qui était fier de ces " élèves intelligents et pleins dentrain ", faisait état de nouvelles demandes dadmission en provenance dautres cercles comme lAdrar et le Tagant et espérait que cet embryon d" université indigène ", en dépit dune bibliothèque modeste (31), serait " le bon levain qui transformera lenseignement moyenâgeux des Maures et les conduira progressivement vers une culture moderne et libérale " (Rouget, 1914, 357).

En 1918, la médersa de Boutilimit comptait encore 9 élèves dont 7 donnaient satisfaction à son directeur, Larroque. Lemploi du temps comportait 22 heures et demie de français et 5 heures darabe par semaine. Mais le chant, les travaux manuels et la gymnastique nétaient guère goûtés par ces élèves, qui, enfants des plus nobles familles de Mauritanie, considéraient que ces disciplines étaient lapanage des basses classes de la société. À linstituteur qui leur proposait de leur apprendre de belles chansons, ils répondaient tous sans hésitation : " Oh ! non monsieur, cest impossible, nous chantions bien quand nous étions petits, maintenant ce serait déshonorant, nous ne sommes pas des " griots " ! " (32) Selon les enseignants, ces préjugés étaient restés intacts en dépit dune relative maîtrise du français pour certains dentre eux. Les élèves étaient également très susceptibles pour tout ce qui touchait à leur idéal religieux. Les causeries morales qui nétaient pas corroborées par un verset coranique ou un hadith les laissaient indifférents. Il fallait aussi que le maître eût une culture religieuse au moins égale à celle de ses élèves pour quil puisse avoir une autorité morale sur eux. Cest la raison pour laquelle M. Larroque avait décidé de demander au Commissaire du Gouvernement de remplacer dès que possible les maîtres noirs, pourtant bons musulmans et bons enseignants, par des instituteurs maures : " Ni Mamadou Bâ ni son frère ne possèdent cette profonde culture religieuse, aussi malgré leurs efforts instruisent-ils sans pouvoir éduquer ", écrit-il à linspecteur de lenseignement de lA.O.F. (33).

En octobre 1917 était créée à Boutilimit et rattachée à la médersa une école délèves-moniteurs, embryon du cadre enseignant en Mauritanie. Lunique classe de cette école était composée de 10 élèves âgés de 14 à 18 ans dont 8 venaient du Trarza et 2 de lAdrar. 9 étaient dorigine maraboutique et le dixième venait dune caste guerrière. Ils avaient tous fait de bonnes études coraniques. Le programme de français qui leur était dispensé comprenait 27 heures et demie de cours par semaine et le directeur Larroque était subjugué par les progrès rapides accomplis par ces élèves-moniteurs : " Après 3 mois et demi de classe ils savent lire couramment, écrire de même. " Il assurait même que le jour où la Mauritanie enverrait ses meilleurs éléments à lÉcole Normale, ceux-ci y feraient un malheur ! (34).

La médersa rencontra cependant beaucoup de difficultés. Elle dut fermer toute lannée 1915 pour cause de mobilisation du directeur et fut confiée par la suite à divers directeurs le plus souvent algériens, eux-mêmes anciens élèves de médersas en Algérie. Elle fut aussi transférée à Méderdra, subdivision du Trarza, où elle connut la concurrence dune école rurale ouverte en 1922, et où elle demeura de 1922 à 1930. Tous ceux qui la dirigèrent à cette époque ne purent rien contre les réticences des populations à légard de lenseignement français, ce qui les incita à préconiser lusage de la coercition. " Il apparaît nécessaire ", écrit P. Dubié (1941, 4), " duser de persuasion, sinon de contrainte pour décider les grandes familles à présenter leurs enfants : leffectif na jamais dépassé 7 à 10 élèves en moyenne ". Et bien que certains élèves soient intéressés à létude et acharnés au travail, dautres ont dû être renvoyés pour incapacité. Les directeurs de la médersa qui sétaient plaints à plusieurs reprises du recrutement de certains élèves, proposèrent à Gaden, Commissaire du Gouvernement Général, daller eux-mêmes directement dans les campements pour choisir les futurs élèves. Mais les chefs de tribus et surtout leurs épouses étaient plutôt récalcitrants et préféraient garder leur progéniture et envoyer à leur place des enfants quelconques (35).

En 1941, la médersa, dirigée depuis 1938 par Mostefa Ben Moussa, diplômé des médersas dAlgérie, dispensait 24 heures de cours par semaine, dont 16 heures de français et 8 heures darabe. Un instituteur sénégalais était chargé du cours moyen avec 30 heures de français et un moniteur maure titulaire du C.E.P.E. soccupait du cours préparatoire en effectuant également 30 heures de français. Un maître darabe donnait 18 heures aux cours moyen et élémentaire parallèlement à un ancien maître de mahadra qui enseignait 18 heures de Coran.

Qualitativement, les résultats restèrent très médiocres : comme le notait en 1940 G. Chaigneau, les " résultats aux examens (étaient) lamentables, particulièrement en ce qui concerne la Médersa de Boutilimit. Aucun élève de cet établissement na été admis au C.E.P.E., ni à lécole Blanchot. Lessai tenté pour envoyer des jeunes Maures directement à lécole Ponty na donné aucun résultat ; les meilleurs candidats étant, dans les matières essentielles (français, calcul), à peine au niveau dun cours élémentaire deuxième année. M. Béart qui avait été linstigateur de cette mesure avait nettement surestimé ces jeunes gens au double point de vue de lintelligence et du degré dinstruction " (36). Dressant en 1941 le bilan des résultats obtenus par la médersa de Boutilimit entre 1914 et 1939, P. Dubié corroborait ces impressions réservées : constatant quelle avait été fréquentée par 350 élèves dont les deux tiers entre 1930 et 1939, il relevait quune centaine seulement semblait avoir tiré profit de son enseignement en devenant chefs de tribu ou de fraction, fonctionnaires, élèves décoles au Sénégal dont la fameuse école William Ponty de Dakar qui navait admis pourtant quun seul élève originaire de la médersa (Dubié, 1941, 6) (37).

3.3.2.3. La médersa dAtar

Entre 1930 et 1940, lopinion des Maures vis-à-vis de lenseignement franco-musulman saméliorant, le recrutement des élèves était devenu plus facile au point que certains chefs et certains notables présentaient eux-mêmes leurs enfants à la médersa. Ce succès relatif amène les autorités coloniales à créer deux nouvelles médersas, une le 13 janvier 1936 à Atar, et lautre le 20 septembre 1939 à Kiffa (38).La première a commencé à fonctionner le 1er mai 1936 avec 16 boursiers. Elle en compte 39 à la fin de lannée, 60 pendant lannée scolaire 1938-1939 et 70 pendant celle de 1939-1940. Une centaine de candidatures avait été rejetée la première année et, par mesure déconomie, le nombre des boursiers fut ramené à 45 en 1940 où lorganisation de cette médersa, comme celle des autres médersas, fut réglementée par larrêté 635 du 5 octobre 1940. Christian Laigret avance, pour sa part, les statistiques suivantes : 27 élèves en 1937-1938 ; 54 en 1940-1941 ; 54 en 1941-1942 ; 48 en 1942-1943 ; 55 en 1943-1944 et 72 en 1944-1945.

Au départ, lenseignement était dispensé exclusivement en arabe, puis le français enseigné facultativement fut rendu obligatoire sur demande des parents et des élèves.Le relatif succès de la médersa dAtar aux examens (3 élèves reçus au C.E.P.E. et 5 au C.E.A. (Certificat dÉtudes Arabes) en 1941-1942 ; 4 admis au C.E.P.E. et 7 au C.E.A. en 1942-1943 ; 4 reçus au C.E.P.E. et 7 au C.E.A. en 1943-1944) était dû dabord à la direction de M. Ould Rouis Bou Alem, diplômé détudes supérieures de la médersa dAlger, qui sut faire bénéficier le nouvel établissement de son expérience de la médersa de Boutilimit quil dirigea de 1929 à 1936. Au plan de lorganisation, elle était dotée aussi dun internat confortable alors que les élèves de la médersa de Boutilimit nétaient devenus internes que depuis 1930 après avoir été boursiers et demi-pensionnaires.

3.3.2.4. La médersa de Kiffa

Ayant commencé à fonctionner le 1er décembre 1940 et dirigée depuis sa création par Teffahi Mourad, elle comptait 21 élèves en 1940-1941, 62 en 1942-1943 et 56 en 1944-1945. En 1943-1944, 9 de ses élèves étaient reçus au C.E.P.E.

3.3.2.5. Les écoles préparatoires

Les écoles de village étaient ouvertes en principe à tous les élèves scolarisables mais en pays maure où la société était fortement hiérarchisée et où les populations islamisées depuis des siècles nourrissaient de sérieuses préventions à légard de lenseignement français assimilé à celui des Infidèles, les autorités coloniales préférèrent jouer la carte de la prudence et nouvrirent que très peu décoles préparatoires. En dehors des écoles ouvertes en 1913 au Trarza, à Boutilimit et à Méderdra, ladministration nen créa quune nouvelle en décembre 1918 à Aleg dans le Brakna, qui comptait 12 élèves dont 9 Noirs (Toucouleurs et Bambaras) et seulement 3 Maures, noirs probablement.

Ces écoles étaient désertées par le type de population que ladministration voulait toucher, cest-à-dire les Maures blancs considérés comme plus influents dans cette région. Comme le constate en 1928 à propos de lécole dAtar le chef de bataillon Dufour, commandant le cercle de lAdrar (39), " elle nexiste que sur le papier. Lunique interprète du Cercle, Mahmadou Bâ, quand ses absorbantes fonctions le lui permettent, fait la classe à deux élèves : le fils dun ancien interprète et un jeune captif ".En 1939-1940, on ne compte que 8 écoles préparatoires : Boutilimit (25 élèves), Rosso (42 élèves), Méderdra (25 élèves), Aleg (25 élèves), Kiffa (45 élèves), Tidjikja (35 élèves), Moudjéria (17 élèves), et Atar (16 élèves). Les écoles de Rosso, de Kiffa et dAtar ajoutent chacune un cours élémentaire à leur effectif : 8 élèves pour Rosso, 9 pour Kiffa et 4 pour Atar.

3.3.2.6. Les cours dadultes

La circulaire du 1.5.1924 du Gouverneur Général Carde propose louverture dun cours dadultes dans " les écoles où linstituteur aura pu réunir assidûment pendant un mois au moins et enseigner bénévolement à 30 auditeurs adultes au minimum ". Les cours dadultes avaient pour objectif linitiation de lapprenant à la langue française parlée, à la lecture, à lécriture et au calcul. Ceux parmi les élèves qui avaient déjà des rudiments de français et étaient désireux de compléter et de perfectionner leurs connaissances étaient aussi les bienvenus.

Un télégramme de Patey daté du 1er juin 1911 signale lexistence en Mauritanie de trois cours dadultes regroupant cent auditeurs. Lun de ces trois cours devait sans doute être situé à Kaédi puisquun rapport dinspection de 1913 en fait état et nous apprend quil est fréquenté par 15 élèves. Tenu cumulativement avec lunique classe de lécole par le moniteur Samba Fall, ce cours ne donne pas satisfaction à E. Courcelle, inspecteur de lenseignement du Sénégal qui en propose, à la suite dune inspection le 7 juillet 1913, la suppression pure et simple, eu égard à linsuffisance professionnelle de Samba Fall. En 1922-1923, ce nombre de 100 auditeurs retombera à 57 répartis en 2 cours, pour se stabiliser les années suivantes autour de 100 : 96 en 1929-1930, 109 en 1931-1932 et 112 en 1932-1933


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