(Quebrada de Humahuaca, Argentine, le 9 août 06)
J’ai
gardé toutes les lettres qu’on m’avait écrites. Méticuleusement rangées
dans un coffre en contreplaqué, dans leur enveloppe d’origine frappées de
timbres de France, de Suisse, de Belgique ou de Grande-Bretagne. Avec, mouvements de vie calligraphiés,
mes adresses successives dessus. Il doit bien y en avoir pour
trois romans dans ces rectangles pliés blancs, roses et bleus. Trois
tomes de vie cloués dans le bois tendre de ma vingtaine. Mémoire à
l’encre de ces assauts apparentés au romantisme, parchemins gribouillés
dans l’urgence de tout dire, tout partager, tout crucifier. Il y a un
hiatus au bout, probablement interminable : le courrier électronique a
cassé la chaîne de mots, rectifié les arabesques dans le Times New
Roman et l’Arial anonymes. Et les odeurs du papier se sont dissipées
dans le ronflement d’un disque dur.
J’ai
gardé toutes mes notes naturalistes. Consignées dans une quinzaine de
carnets à spirales, avec leur couverture cornée, les pages à petits
carreaux tachetées de boue et de chlorophylle. Des pages pleines
d’oiseaux, de grenouilles et de fleurs. Tant
de noms à la musique tintinnabulante, du pélobate cultripède à la
moschatelline et au butor blongios, avec des points
d’exclamation pour punaiser mes grandes surprises. De quoi dire au
monde que la planète est belle, révéler l’évidence de la vie à sauver.
Vie déjà formalisée dans les protocoles hiéroglyphiques d’une banque de
données. Qui ne dit plus rien sur les fragrances des
sous-bois moussus ou la mélodie engourdie des crapauds calamites au
fond des roselières.
La technologie est traîtresse. Elle empoisse le bras, engonce les doigts
et assourdit le cœur. Elle nous prépare à admettre que toutes les émotions un jour partagées doivent se résoudre au parallélogramme parfait d’une
caisse en bois.
[Ce texte publié une première fois en avril 2004 a été remanié et illustré différemment. Ironie du sort : il avait généré 16 commentaires. Après vérification, une seule contributrice - actuellement en vacances - tient encore son site.]