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Quand les rues étaient pavées de bonnes attentions

Par Marc Chartier

Les coureurs cyclistes du célèbre Paris-Roubaix en savent quelque chose: le pavé est parfois synonyme d'enfer. Les barricades du Quartier Latin, en mai 68, firent également à ce matériau la plus directe, la plus "frappante" des publicités.
Si aujourd'hui les "carreaux" ou cubes de granit ont quasiment disparu de nos routes et voies urbaines, il sont encore utilisés pour l'aménagement de places ou d'espaces piétonniers. Ils y tiennent, pour le plus grand plaisir des yeux, le "haut du pavé".

Du chemin en terre à nos autoroutes modernes, la route fut longue. Elle a été jalonnée de géniales inventions, notamment celles mises au point par l'ingénieur français Pierre-Marie Jérôme Trésaget, l'Écossais John Loudon McAdam et l'Anglais Edgar Purnell Hooley qui méritent assurément notre considération.
Rappelons donc leurs exploits techniques. L'inspecteur général des Ponts et Chaussées Trésaguet (1716-1796) a, le premier, conçu des routes stabilisées grâce à la technique du "hérisson" (plusieurs couches superposées: un soubassement en pierres de 17 cm d'épaisseur, une couche d'éclats de pierre de la même épaisseur et une couche de gravier fin de 8 cm). Vint ensuite McAdam et son invention, en 1815, du procédé qui porte son nom: revêtement de chaussée, constitué de pierres concassées, liées entre elles par un matériau sableux et compactées au moyen d'un rouleau compresseur. Honneur enfin à Hooley qui, en 1854, a perfectionné le "macadam" pour le transformer en "tarmacadam", autrement dit en y ajoutant du goudron. D'autres évolutions suivront bien évidemment pour améliorer la technique (asphalte ou enrobé avec comme liant le bitume, moins polluant, enrobé drainant, chaussée composite bitume-béton...), mais la voie était tracée.

L'un des plus vieux métiers du monde

Il semble que les Carthaginois furent les premiers à paver les rues de leur ville. Ils furent imités en cela par les Romains qui, sous l'impulsion notamment de Jules César, justement dénommé «curator viarum» (on dirait aujourd'hui ingénieur des Ponts et Chaussées), utilisèrent les pavés et les dalles pour consolider leurs voies urbaines. Ces viae silice (ou lapide) stratae se distinguaient donc, dans la technique mise en oeuvre, des viae terrenae (pistes de terre battue et nivelée) et des viae glarea stratae
Dans les deux cas où un revêtement de surface (graviers ou pavés) était appliqué, les cantonniers romains veillaient à stabiliser l'infrastructure. Le sol (glaise, vase...) était d'abord affermi avec l'apport de terres plus compactes. L'aire était ensuite faite de béton, puis recouvertes de plaques irrégulières (grès, granit, basalte ou silex) ou de dalles en pierre dure et parfois de marbre. Certaines des voies romaines étaient construites sur pilotis, avec des encaissements de béton recouverts d'une couche de briques et de pierres liées par du mortier de chaux. Le pavage ou les cailloux roulés étaient ensuite disposés sur ce revêtement.
Les chaussées étaient bombées pour faciliter l'écoulement des eaux vers des caniveaux parallèles à la voie. Les trottoirs étaient délimités par des accotements en pierre. (routes recouvertes de graviers pilés).

Un pavé dans la mare
Enjambons allègrement les siècles et les frontières pour nous retrouver à Paris au XIIe siècle. Outre ses démêlés avec les Plantagenêts et son appétit de croisades, Philippe Auguste se découvrit d'autres préoccupations, disons d'ordre domestique. Sa Majesté était tout bonnement incommodée par les relents et autres odeurs nauséabondes qui lui parvenaient de la rue où vivait et circulait tant bien que mal le bon peuple. Voici ce que narrent les infos de l'époque, en l'occurrence la Chronique de l'abbaye de Saint-Denis en l'an de grâce 1186: «Philippe, toujours auguste, retenu alors quelques temps à Paris par les affaires de l'État, s'approcha d'une des fenêtres de son palais, où il se mettait ordinairement pour se distraire par la vue du cours de la Seine. Des chariots qui traversaient en ce moment la Cité ayant remué la boue, il s'en exhala une telle puanteur que le roi ne put y tenir. Dès lors, il forma le projet d'un travail bien ardu, mais nécessaire, et qu'aucun de ses prédécesseurs n'avait osé entreprendre, à cause des grands frais et des difficultés que présentait son exécution; il convoqua les bourgeois et le prévôt de Paris et, en vertu de son autorité royale, il leur ordonna de faire paver toutes les rues et places de la ville, avec de fortes et dures pierres.»


Les paveurs se mirent donc à l'oeuvre sur les axes les plus importants de la capitale, à commencer par la rue de la Barillerie et la "Croisée de Paris" (approximativement les rues actuelles de Saint-Jacques, Saint-Denis, Saint-Antoine et Saint-Honoré). Les matériaux utilisés étaient soit des "carreaux" (les plus grands étant des dalles de 1,30 m x 1 m et de 33 cm d'épaisseur ), soit des "rabots" (petites dalles de 5 à 6 centimètres carrés et de 16 à 19 centimètres d'épaisseur).
Les deniers publics financèrent les travaux d'aménagement des voies les plus fréquentées. Pour les autres, les habitants durent mettre la main à la besace pour «amender et refaire chacun en droit soy, les pavements des chauciés». Ceux qui rechignaient à verser leur quote-part à cette grande opération de salubrité publique étaient rappelés à l'ordre par qui de droit.

Les pavés du roi
Quelle qu'ait été la responsabilité des décideurs de l'époque, il faut bien constater que l'aménagement de Paris progressait à vitesse petit V, ce qui amena François 1er, en 1539, à pousser une belle colère face à l'état déplorable des rues de la capitale, «chose à grande esclandre, [...] déshonneur d'icelle ville, au grand grief des créatures humaines y demeurant et fréquentant».
En 1605, Henri IV décida de faire des pavés une affaire d'État, celui-ci prenant à sa charge tous les frais d'aménagement des chaussées parisiennes. Les paveurs se remirent donc à l'ouvrage avec un enthousiasme accru. Toutefois, les chroniqueurs n'ont pas manqué de noter que sous le règne de Louis XIII, la moitié des rues de la capitale étaient toujours en terre battue. La technique pourtant fit de notables progrès puisque "carreaux" et "rabots" furent progressivement remplacés par les "pavés du roi", des "échantillons" en grès, cubiques et plus légers, d'une épaisseur de 8 ou 9 pouces (23 cm).
Modernisation ou pas, le confort des utilisateurs, piétons ou conducteurs de chariots, tardait à apparaître. Le romancier et essayiste Louis-Sébastien Mercier (1740-1814), en observateur averti de la vie quotidienne à Paris, en avait même des haut-le-coeur: «Un large ruisseau coupe les rues en deux. S'il pleut fort, il faut dresser les tréteaux, des ponts tremblants [...]; une puanteur horrible vous saisit; le riverain en profite pour y vider sa fosse à peu de frais.»
"Tenir de haut du pavé" avait alors tout son sens. C'était en tout cas la condition sine qua non pour ne pas se ridiculiser en mettant malencontreusement les pieds dans la gadoue méphitique de la chaussée.
Au cours du XIXe siècle, le pavé était toujours au centre des débats: du pavé de grès ou de celui de bois qui fit son apparition rue Madame en 1865 et boulevard de la Chapelle en 1867, lequel fallait-il choisir? Histoire de corser encore davantage le débat, en réponse à Léon Malo, l'auteur de L'asphalte, son origine géologique, sa préparation, ses applications qui défendait évidemment les mérites de ce nouveau revêtement de chaussée, les pro-pavés avancèrent des arguments de choc: «[Avec des revêtements en asphalte], on n'entendra pas venir les voitures et l'on sera sans cesse exposé à se faire écraser.»

Que rétorquer à ce plaidoyer? Rien assurément, sinon que le pavé avait encore de beaux jours devant lui. Pour atténuer le bruit et les cahots des voitures sur la chaussée parisienne, le pavé de bois, posé sur lit de béton, eut la cote et se généralisa. La société britannique Improved Wood Pavement Company décrochait ainsi un joli marché puisqu'elle se voyait attribuer le pavage des Champs-Élysées et la place de la Concorde. Dans le même temps, les Grands Boulevards, la rue Royale, l'avenue de l'Opéra et la rue de Rivoli furent confiés à une société française pour l'application de ce même procédé. L'usine municipale de fabrication de pavés de bois du quai de Javel tournait à plein régime. Mais, quoique adaptés à cet emploi, le pin des Landes, puis les bois exotiques n'en étaient pas moins glissants et fragiles, en dépit du fait qu'ils étaient saupoudrés de sable ou de gravier pour plus d'adhérence. Ils furent donc rapidement, puis définitivement abandonnés en 1938.
C'est alors que se généralisa le pavé de granit, plus résistant que le pavé de grès et mieux adapté aux exigences modernes de la circulation, que le pavé de bois. De cette même époque date le remplacement de l'"échantillon" par le "mosaïque" qui, au dire du directeur des Travaux de Paris, «supporte le trafic automobile léger et résiste même au passage répété de lourdes charges, lorsqu'il s'agit de véhicules montés sur bandages caoutchoutés. On apprécie également son aspect agréable, ses qualités antidérapantes et son insonorité relative.»
Le pavage en mosaïque (cette appellation étant due à la variété de couleurs des pavés utilisés) comporte trois éléments: la fondation en béton (partie solide), le matelas élastique, d'une épaisseur de 3 à 5 centimètres, et la couche de roulement (les pavés).
On connaît la suite avec mai 68 et ses élans apocalyptiques rythmés par le slogan contestataire«Sous les pavés, la plage». Forts de l'expérience de ce chantier de démolition soudain et improvisé, les édiles parisiens décidèrent de généraliser le bitume sur l'ensemble des artères de leur ville. En signe ou non de provocation, le bon vieux pavé fit pourtant sa réapparition dans les années 1980 sur des sites plus que symboliques: place de la Sorbonne, place Beaubourg, quartier des Halles... Sans doute n'avait-il pas fini d'inscrire son histoire au coeur de la cité. La preuve? Il avait même pris le temps de se donner un nouveau look: le pavé scié.

Organisation d'une profession
Le site
http://philippe-auguste.com/ nous apprend que «les paveurs en 1397 n'étaient pas encore une communauté», mais qu'ils étaient déjà «bien organisés professionnellement». Le document le plus ancien concernant le métier de paveur est en effet une lettre de Jehan de Folleville, confirmée par des lettres patentes de Charles VI le Bien-Aimé. Selon cet écrit, quinze jurés de la maçonnerie, qualifiés de paveurs, élisaient le "visiteur du pavé", rebaptisé plus tard "paveur juré du roi". L'histoire a retenu le nom du premier paveur à avoir assumé cette fonction: Thomas Le Raale. Les attributions de ce fonctionnaire spécial débordaient la simple surveillance des chantiers, car il était également une sorte de contrôleur des travaux finis. Sous l'autorité du prévôt de Paris, il avait pour mission de porter une attention toute particulière à la qualité autant du matériau utilisé qu'à sa mise en oeuvre. Les nouveaux chantiers et les anciennes rues à restaurer étaient sous sa responsabilité directe.


Les premiers statuts de paveur professionnel verront le jour en 1502, sous le règne de Louis XII. Une publication de la Chambre syndicale des entrepreneurs de travaux publics et privés de Paris et de la région parisienne (1962, diffusion restreinte) rappelle les circonstances de cette création: les statuts «furent dressés par Jacques d'Estouville, garde de la prévôté de Paris. Suivant leurs prescriptions, l'apprentissage au métier de paveur [devait] durer trois années et le chef-d'oeuvre de réception à la maîtrise [consistait] en un pavage de partie de rue pointue ou tournante. Le coût de cette maîtrise [était] fixé à 40 sols, réduit à 10 sols pour les fils de maître»

Le cahier des charges était on ne peut plus précis: les pavés ou carreaux devaient être bien parés, des quatre côtés s'il vous plaît, et le ruisseau du milieu de la rue devait être aménagé avec les plus excellents des pavés.
En 1501, le "visiteur du pavé" fut remplacé par trois contrôleurs, auxquels succéda plus tard le Maître général des oeuvres, assisté de six paveurs jurés et d'un greffier. En 1708, la profession était supervisée par l'Inspecteur général du pavé de la ville.
Les statuts, modifiés en 1579, 1604 et 1751, précisaient que le grès utilisé pour la fabrication des pavés devait provenir notamment de Fontainebleau ou de Montigny. Les droit de maîtrise étaient fixés à trois cents livres pour les fils de maître. Quant au montant de l'adhésion à la confrérie des paveurs, il était de quarante sols à payer le jour de la Saint-Roch.
Les entrepreneurs de pavage de Paris se réunirent en société en 1810, sous l'appellation de "Communauté des paveurs". Deux ans plus tard, leur organisation acquérait un statut pleinement officiel puisqu'elle reposait sur une ordonnance approuvée par le ministre de l'Intérieur, en conformité avec l'arrêté gouvernemental du 12 Messidor de l'an VIII et la loi du 12 Germinal de l'an XII.
En 1819, la "Communauté des paveurs" a fusionné avec les autres sociétés de paveurs parisiens en prenant le nom de "Chambre syndicale des entrepreneurs de pavage", puis, en 1871, celui de "Chambre syndicale des entrepreneurs de pavage, terrasse, granit, bitume et égouts du département de la Seine", et finalement, en 1921, celui de "Chambre syndicale des entrepreneurs de travaux publics et privés de Paris et de la région parisienne".
Aujourd'hui, le compagnon paveur est salarié d'une entreprise de travaux publics, affiliée ou non à la Fédération nationale des Travaux publics (FNTP) ou à l'Union des syndicats de l'industrie routière française (Usirf)

Filière de formation
La formation au métier de paveur est actuellement sanctionnée par deux diplômes: un Certificat de qualification professionnelle (CQP) Travaux publics «Constructeur en voirie urbaine et réseaux» et un CAP-BEP Routes attestant de la maîtrise des techniques pour l’enrobé routier (partie champ) et la voirie ville (partie pavé).

Le CQP est délivré paritairement par le employeurs et les salariés, reconnu par la profession et garantissant une position dans la classification ouvrière (au minimum au niveau 2 Position 1 de la Convention collective nationale des ouvriers TP).
S'adressant à des ouvriers pouvant justifier de cinq ans d'expérience professionnelle dans le domaine de la voirie urbaine, ce certificat apporte une reconnaissance officielle de leur savoir-faire (préparation et installation de réseaux, pose de bordures et de caniveaux, réalisation d'ouvrages coulés sur place et de revêtements de voirie) «dans le respect de la sécurité, de la qualité et du travail en équipe».
Le CAP Constructeur de routes est par exemple préparé au LSTP Les Panevelles à Provins, au CFA TP Bourgogne à Dijon ou encore au CFA BTP de Périgueux. Une liste exhaustive des centres de formation peut être consultée sur le site de l’Usirf www.usirf.com


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