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Philosophie : Edgar Morin.

Par Ananda

Edgar Morin : "Introduction à la pensée complexe", Editions du Seuil, Points, 2005

C'est à une véritable révolution de la pensée que nous invite le sociologue Edgar Morin, lequel est, sans doute, l'un des penseurs contemporains les plus interessants et valant le plus le coup d'être lus. Quoique sociologue de formation, E. Morin a su devenir un "esprit universel" de par son intérêt pour les sciences et la philosophie.
Ce livre nous démontre avec brio que nous ne pouvons plus penser de la même façon. Tout simplement et rien que ça.
Les découvertes de la science du XXième siècle (relativité d'Einstein, incetitude quantique de Schrödinger et Bohr, théorème d'incomplétude du logicien Kurt Gödel, théorie du chaos d'Ilya Prigogine) ont balayé le confort de la pensée strictement cartésienne et l'espoir d'une explication simple, claire, directe de l'univers. Tout simplement parce que l'univers, lui, n'est pas simple, clair, ni direct.
"Le réel est monstrueux" et notre cerveau lui-même (que nous avons tant de difficultés à comprendre, c'est le comble des combles !) est un extraordinaire exemple de la "complexité". Plus la connaissance avance, défriche, plus elle se heurte à des questions et à des paradoxes.
C'est pourquoi Edgar Morin lance un urgent appel à l'assouplissement de l'intellect. C'est son cheval de bataille depuis un certain nombre d'années.
Dans ce court et dense essai, l'esprit de synthèse, de survol que l'on lui connaît fait merveille et lire ce livre n'est rien moins qu'un régal pour l'esprit.
Le rêve implicite des scientifiques et des philosophes, depuis la Renaissance, est de trouver une sorte d'Absolu de la connaissance. Née en culture occidentale et judéo-chrétienne, la science moderne a été longtemps inconsciemment fascinée par ce "point oméga" (au point qu'Einstein allait jusqu'à dire : "Dieu ne joue pas aux dés").
La "pensée complexe" que propose E.Morin insiste, elle, au contraire, sur les LIMITES de la pensée humaine. Il faut accepter ces limites, si difficile que ça puisse paraïtre. Même "la mathématique", ce miraculeux outil de compréhension au-delà des apparences, se révèle, grâce à (ou à cause de) Gödel, confrontée à la limite. (1)
Dans le sillage de Descartes (dont il aime à reprendre le mot "méthode"), Edgar Morin interroge la notion de conscience et, ce faisant, pose une question fondamentale, vertigineuse et fascinante : "il n'y a d'objet que par rapport à un sujet (qui observe, isole, définit, pense) et il n'y a de sujet que par rapport à un environnement objectif (qui lui permet de se reconnaïtre, se définir, se penser, etc., mais aussi d'exister"; "Ainsi apparaït le grand paradoxe : sujet et objet sont indissociables, mais notre mode de pensée exclut l'un par l'autre" ; "Et l'on peut, effectivement, avancer que la conscience, d'une façon incertaine sans doute, reflète le monde; mais si le sujet reflète le monde, cela peut aussi signifier que le monde reflète le sujet".
On le voit, le serpent se mord la queue, et l'oeuf ne sait plus que faire de la poule.
La notion de réfléxivité est centrale dans la pensée de Morin, qui n'exprime jamais si bien le problème que dans ce fulgurant aphorisme : "Ainsi le monde est à l'intérieur de notre esprit, lequel est à l'intérieur du monde".
On mesure donc bien combien la connaïssance, dans son acception classique, est  vouée à l'impasse, et combien le dépassement du moule cartésien s'avère nécessaire.
La "scienza nuova" que propose audacieusement Morin est, selon lui, le seul remède possible à la crise de la pensée qui se profile : pas de solution miracle en dehors de l'ouverture de la pensée, de la confluence entre "la pensée analyste-réductionniste et la pensée de la globalité" ; "Nous avons besoin d'une rationalité autocritique, d'une rationalité exerçant un commerce incessant avec le monde empirique, seul correctif au délire logique"  ; "Vous allez joindre l'Un et le Multiple, vous allez les unir, mais l'Un ne se dissoudra pas dans le Multiple et le Multiple fera quand même partie de l'Un".
Le style d'Edgar Morin est d'une limpidité rigoureuse et éblouissante. Il a l'art , que dis-je, le génie, d'exposer avec une redoutable clarté des notions qui , pourtant, rechignent souvent à se prêter à une pareille précision. Il réalise la parfaite jonction entre synthèse et analyse qui est le propre des grands esprits.
Son esprit brillantissime, on le sent, aspire à tout embrasser. Dans notre monde de plus en plus fragmenté, il faut saluer sa perception globalisante comme un bol d'air pur.
Morin, de plus, a le mérite d'être un philosophe "en éveil", attentif à l'extrême au monde scientifique de notre époque et aux préoccupations philosophiques qui, de plus en plus, assaillent les gens de science (2) . Il mériterait une place de choix dans les programmes des classes de philo des lycées. Il réconcilie sciences et philo, qui, en fait, ont partie liée.
Quoi qu'il en soit, lire ce livre nous ouvre des horizons de pensée nouveaux, spiralés à l'image de la photo très évocatrice et très belle qui figure sur la couverture de cet ouvrage de poche.
P.Laranco.
(1) Morin parle du théorème de Gödel comme d'une "brèche infinie ouverte au sommet de tout système cognitif".
(2) Lire aussi : Guy Sorman : "Les vrais penseurs de notre temps", Le Livre de Poche, 1989.


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