Comme chacun le sait, la fragilité est l'aptitude à être brisé, endommagé ou anéanti. Elle s'oppose ainsi à la solidité, à la stabilité, et en un sens peut-être, à la fiabilité. A s'en tenir à cette définition, la fragilité pourrait être considérée, non pas comme une qualité que certains êtres ou certaines choses possèdent, mais plutôt comme un trait commun à tout ce qui existe dans le monde.
En effet, il n'est rien qui soit indestructible absolument, et toutes choses ne paraissent se différencier, à cet égard, que par le degré : le granit même devient dentelle et enfin poudre, par
l'action de l'eau et des siècles ; et l'atome, que sa simplicité a longtemps paru mettre à l'abri de toute "cassabilité", de toute fragilité, se révèle lui-même fissible.
De surcroît il semble vrai de toutes choses, que la destruction est plus aisée, plus rapide et moins coûteuse en efforts, que l'édification ou l'engendrement : la fragilité serait ainsi à
regarder comme la plus générale et la plus assurée des lois du monde.
Une fois ce constat fait, que faut-il en penser, et que faut-il en déduire ? D'abord
sans doute que toute rencontre d'une fragilité plus grande que la sienne place devant un choix entre deux manières fondamentales d'être et de se tenir.
C'est une autre loi du monde, semble-t-il, à peine moins universelle que la
précédente : la fragilité est une aubaine pour la force – c'est-à-dire pour la fragilité moindre. L'être fragile est à merci, ne peut se défendre : il faut donc en profiter sans retard ni réserve, s'imposer à lui, en faire sa pâture ou son instrument : ainsi va la vie naturelle. Tout y semble avancer droit
devant soi selon son appétit et ses besoins propres, ne s'arrêter que devant ce qui oppose une force supérieure, s'engouffrer au contraire en toute faille... comme l'eau encore, qui toujours suit
sa pente et se rue systématiquement en chaque interstice qu'elle pourra emplir d'elle-même.
Mais les hommes, bien qu'ils sacrifient incontestablement et le plus souvent à cette loi, ne sont-ils pas capables de s'en prescrire à eux-mêmes une tout autre ? L'être fragile est à merci, ne peut se défendre : il faut donc en profiter d'autant moins, retenir sa propre force d'autant plus, ou mieux encore, modifier son emploi du tout au tout, en venant l'ajouter à la trop petite force de l'autre, en la mettant à son service plutôt qu'au sien. Manoeuvre apparemment insensée, qui comporte, entre autres, le risque de voir la force ainsi offerte être employée contre soi-même, conformément à la logique naturelle dont on voulait précisément interrompre le règne.
Voir dans la fragilité une invitation à la protection et au dévouement, plutôt qu'un appel à l'écrasement ou à l'utilisation : contre une pareille folie Nietzsche, par exemple, criera et
multipliera ses mises en garde ; il ne peut s'agir là que d'un piège, la logique naturelle est la seule, et tout ce qui paraît y déroger n'en est qu'une expression plus subtile et plus
dangereuse !
En va-t-il bien ainsi ? Etre fragile ou se faire fragile, est-ce être inévitablement condamné au statut de proie ? Ou cela peut-il être une ouverture vers un genre de rapport vraiment étranger à
toute forme de prédation, à savoir la confiance et l'amour correctement et profondément compris
? Deux points particulièrement importants semblent devoir être examinés, pour tenter d'y voir plus clair.
Outre la fragilité imposée, qui de fait nous caractérise tous, il y aurait à envisager
une fragilité volontaire, délibérément adoptée et, pour ainsi dire, ajoutée à la précédente : celle dont on se revêtirait, en abaissant les remparts pourtant déjà tout relatifs qui protègent sa
propre vulnérabilité, en réponse à la fragilité plus grande de l'autre.
Et il faut bien que quelque chose justifie pareille "folie" : pourquoi donc ne pas profiter de la fragilité de l'autre, quand elle est encore plus grande que la sienne ? La perspective de "l'intérêt bien compris", par exemple, offre à cet égard une réponse simple – un peu trop simple ?