Face aux tragédies répétées de l'Histoire, la question de l'engagement se pose à tous
ceux dont la conscience ne s'est pas transformée en calculatrice ou en poste de télévision.
Cependant la question n'est pas de s'engager ou non, car à y regarder de plus près nous
sommes déjà engagés! "Engagement" désigne d'abord un état de fait. Le dictionnaire donne à ce sujet une mage parlante, celle d'une roue dentée "engagée" dans un pignon. Nous sommes déjà engagés,
en situation, ce qui veut dire que nous sommes de fait solidaires les uns des autres comme la roue et le pignon.
Or si nous sommes de fait engagés, de fait solidaires, nous préférons la plupart du
temps échapper à nos responsabilités. Est-ce parce que cet engagement de fait ne nous laisse aucun choix, et nous réduit à un sentiment d'impuissance d'autant plus fort que nous avons
l'impression d'assister, de plus en plus, en direct à l'Histoire par l'intermédiaire des images ?
Comment passer de cet engagement passif, subi, à un engagement actif ? Comment, au lieu
d'être simplement engagé, puis-je m'engager ? En discernant pleinement et en assumant le paradoxe qui fait que je suis à la fois toujours déjà engagé dans une situation, et libre d'agir pour
changer, à mon échelle, cette situation. Mon inaction m'engage autant que mon action. S'engager ici consiste à assumer les conséquences éthiques et politiques de mon être en situation.
Le sentiment d'impuissance se nourrit du fantasme de la toute-puissance. C'est à partir
de la reconnaissance lucide de mes limites et de mon interdépendance avec les autres que je peux m'engager vraiment. Or cette prise de conscience demande une prise de recul, une réflexion qui me
permette de dépasser le point de vue limité que m'impose ma situation. Cela constitue en soi une raison suffisante pour ne pas opposer trop simplement l'engagement politique à l'effort de
"dégagement" que demande toute entreprise de réflexion critique et de libération à l'égard des limites de l'égocentrisme.
L'engagement est aussi le fait de se lier par une promesse ou une convention. Et cela
nous fait bien toucher le paradoxe d'une volonté qui ne peut gagner sa liberté que dans le fait de se lier elle-même à une tâche : sans quoi elle resterait à l'état de souhait ou de voeux
pieux.
La question n'est donc pas de "s'engager ou non", mais d'assumer la responsabilité totale qui découle du fait que nous sommes déjà engagés, c'est-à-dire solidaires de toute l'humanité passée, présente et à venir.