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Valentine Goby - Petit éloge des grandes villes

Publié le 05 octobre 2008 par Castor

Folio a lancé une collection sur les « petits éloges » avec « petit éloge du temps présent », « petit éloge de la bicyclette », « petit éloge de la peau »… Ce « petit éloge des grandes villes » paru en octobre 2007 est une succession de scènes au décor invariablement urbain. La lecture simultanée de la biographie de l’auteur et du texte permet d’en mesurer les similitudes : son investissement dans des actions humanitaires avec pour décor le Vietnam et Manille, sa jeunesse à Grasse, des trekkings aux quatre coins du monde, Paris, … Chaque ville de Marseille à New-York est l’occasion d’une découverte, de personnages qui passent, furtifs. Des mots, des sons, des descriptions d’univers citadins, des odeurs, des visages. Ce petit livre permet de s’initier à l’écriture de cet auteur et donne des fourmis dans les jambes.
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Extrait :
On vient du pays de son enfance. Je ne me souviens plus de la citation exacte de Saint-Exupéry. Vérité lucide, tendre, et cruelle, selon l'enfance, matière dont tout le corps est fait, le corps et les rêves, ce qui se voit et ce qui se cache en nous, baume ou poison. L'enfance est dans tous les âges de la vie, et dans la langue, dans les gestes, les désirs, les peurs, les accomplissements, les obsessions. Il n'y a pas d'amnésie de l'enfance, quelque chose s'en souvient, toujours, qui se tait parfois longtemps et ne montre jamais son vrai visage. Quelque chose se souvient. Le plus vieil être, le plus fragile, le plus tenace en nous, c'est l'enfant.
Mon enfance n'a pas de lien avec la ville. Le pays de mon enfance est un lieu préservé, fleuri, lumineux, d'espaces immenses de ciel et d'herbe. La ville ne se profile qu'au loin, étroite, presque pas une ville. Et pas menaçante du tout, dans la distance. Je suis une petite fille asthmatique, même l'air de mon village attaque mes bronches, alors on m'envoie à la mer l'été, sur les vastes plages de Normandie et de La Baule, et, le plus souvent, à la montagne, en toutes saisons, plus isolée encore que dans ma bastide natale. Je ne m'en plains pas. Je suis tenue à l'écart des villes, des émanations de dioxyde de carbone qui sont mes ennemies, heureuse assise sur une pierre dans le petit bois, un jour de grand mistral, avec le ciel complètement balayé et les branches qui craquent au-dessus de moi, je ferme les yeux au soleil, je récite mes leçons dans ma tête, mes cheveux longs s'emmêlent et je ne connais pas de meilleur endroit où vivre, je sais que j'ai ma place dans l'univers.
Je viens du pays de mon enfance, où le rêve se dessine en creux des choses vues, touchées, connues. La ville est un mirage, c'est pourquoi je la veux, je la désire. La ville est un fantasme. Elle est à moi, elle est l'endroit défendu, le périmètre dangereux, et je sais, sans le formuler encore, que c'est là que je vais guérir, grandir, ouvrir mes poumons, risquer de vivre. C'est peut-être le pollen du jardin, les plumes des oiseaux dans les platanes, la poussière de la vieille pierre qui m'étouffent. Je n'ose pas le penser, encore moins le dire, alors j'oublie provisoirement mes intuitions. Black out. Je suis comme ça, heureuse par décret, je décide que mon enfance est splendide, c'est aussi simple. La ville qui travaille en moi, c'est un secret. Pour les autres comme pour moi.
La ville sera pour plus tard. Pour maintenant. C'est - a posteriori, je ne crois pas me tromper -, le lieu attendu, comme on dit d'un homme, ou d'une femme, qu'on l'a attendu (e), longtemps, patiemment, presque sans y songer et tout d'un coup le voilà, la voilà face à soi, imprévue, évidente certitude : c'est là que je dois être. Il y a cette publicité pour une compagnie aérienne bon marché qui dessert les grandes villes européennes, une silhouette grise, en haut à gauche de l'affiche, indéfinie, pousse une tondeuse ; légende en lettres blanches : «Spleen». Une silhouette double, orange, en bas à droite de l'affiche, dessine les contours d'un couple à scooter ; légende : «Dolce Vita». Il y a quinze ans, peut-être, l'affiche m'aurait mise en colère ; je ne l'aurais pas comprise. Maintenant je souris, dans le métro et devant les arrêts de bus, je la lis, je sens la ville à rebours, vrillée tapie dans mes plis d'enfance, qui se déploie. La ville, c'est le pays où je vais.

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